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— Je n’ose pas dire cela. Je jurerai le moins possible. Voilà la seule chose à laquelle je veux m’engager. D’ailleurs, Dieu est bon et miséricordieux pour nos péchés, quand nos péchés tiennent à la faiblesse humaine.

— Tu crois donc que Dieu me pardonnera ?

— Oh ! je ne parle pas pour vous, sire ; je parle pour votre serviteur. Peste ! vous, vous avez péché… en roi… tandis que moi, j’ai péché en simple particulier ; j’espère bien que, le jour du jugement, le Seigneur aura deux poids et deux balances.

Le roi poussa un soupir, murmura un Confiteor, se frappa la poitrine au meâ culpâ.

— Saint-Luc, dit-il à la fin, veux-tu passer la nuit dans ma chambre ?

— C’est selon, demanda Saint-Luc, qu’y ferons-nous, dans la chambre de Votre Majesté ?

— Nous allumerons toutes les lumières, je me coucherai, et tu me liras les litanies des saints.

— Merci, sire.

— Tu ne veux donc pas ?

— Je m’en garderai bien.

— Tu m’abandonnes, Saint-Luc, tu m’abandonnes !

— Non, je ne vous quitte pas, au contraire.

— Ah ! vraiment ?

— Si vous voulez.

— Certainement, je le veux.

— Mais à une condition sine quâ non.

— Laquelle ?

— C’est que Votre Majesté va faire dresser des tables, envoyer chercher des violons et des courtisanes, et, ma foi ! nous danserons.

— Saint-Luc ! Saint-Luc ! s’écria le roi au comble de la terreur.

— Tiens ! dit Saint-Luc. Je me sens folâtre, ce soir, moi. Voulez-vous boire et danser, sire ?

Mais Henri ne répondait point. Son esprit, parfois si vif et si enjoué, s’assombrissait de plus en plus et semblait lutter contre une secrète pensée qui l’alourdissait, comme ferait un plomb attaché aux pattes d’un oiseau qui étendrait vainement ses ailes pour s’envoler.

— Saint-Luc, dit enfin le roi d’une voix funèbre, rêves-tu quelquefois ?

— Souvent, sire.

— Tu crois aux rêves ?

— Par raison.

— Comment cela ?

— Eh oui ! les rêves consolent de la réalité. Ainsi, cette nuit, j’ai fait un rêve charmant.

— Lequel ?

— J’ai rêvé que ma femme…

— Tu penses encore à ta femme, Saint-Luc ?

— Plus que jamais.

— Ah ! fit le roi avec un soupir et regardant le ciel.

— J’ai rêvé, continua Saint-Luc, que ma femme avait, tout en gardant son charmant visage, car elle est jolie ma femme, sire…

— Hélas ! oui, dit le roi. Ève était jolie aussi, malheureux ! et Ève nous a tous perdus.

— Ah ! voilà donc d’où vient votre rancune ? Mais revenons à mon rêve, sire ?

— Moi aussi, dit le roi, j’ai rêvé…

— Ma femme, donc, tout en gardant son charmant visage, avait pris les ailes et la forme d’un oiseau, et tout aussitôt, bravant guichets et grille, elle avait passé par-dessus les murailles du Louvre, et était venue donner du front contre mes vitres avec un charmant petit cri que je comprenais, et qui disait : Ouvre-moi, Saint-Luc, ouvre-moi, mon mari.

— Et tu as ouvert ? dit le roi presque désespéré.

— Je le crois bien, s’écria Saint-Luc, et avec empressement encore !

— Mondain !

— Mondain tant que vous voudrez, sire.

— Et tu t’es réveillé alors ?

— Non pas, sire, je m’en suis bien gardé ; le rêve était trop charmant.

— Alors tu as continué de rêver ?

— Le plus que j’ai pu, sire.

— Et tu espères, cette nuit…

— Rêver encore. Oui, n’en déplaise à Votre Majesté, voilà pourquoi je refuse l’offre obligeante qu’elle me fait d’aller lui lire des prières. Si je veille, sire, je veux au moins trouver l’équivalent de mon rêve. Ainsi, si, comme je l’ai dit à Votre Majesté, elle veut faire dresser les tables, envoyer chercher les violons…

— Assez, Saint-Luc, assez, dit le roi en se levant. Tu te perds et tu me perdrais avec toi si je demeurais plus longtemps ici. Adieu, Saint-Luc, j’espère que le ciel t’enverra, au lieu de ce rêve tentateur, quelque rêve salutaire qui t’amènera à partager demain mes pénitences et à nous sauver de compagnie.

— J’en doute, sire, et même j’en suis si certain, que, si j’ai un conseil à donner à Votre Majesté, c’est de mettre dès ce soir à la porte du Louvre le libertin de Saint-Luc, qui est tout à fait décidé à mourir impénitent.

— Non, dit Henri, non ; j’espère que d’ici à demain la grâce le touchera comme elle m’a touché. Bonsoir, Saint-Luc, je vais prier pour toi.

— Bonsoir, sire, je vais rêver pour vous.

Et Saint-Luc commença le premier couplet d’une chanson plus que légère que le roi avait l’habitude de chanter dans ses moments de bonne humeur, ce qui activa encore la retraite du roi, qui ferma la porte, et rentra chez lui en murmurant :

— Seigneur, mon Dieu ! votre colère est juste et légitime, car le monde va de mal en pis.


CHAPITRE VIII.

COMMENT LE ROI EUT PEUR D’AVOIR EU PEUR, ET COMMENT CHICOT EUT PEUR D’AVOIR PEUR


En sortant de chez Saint-Luc, le roi trouva toute la cour réunie, selon ses ordres, dans la grande galerie.

Alors il distribua quelques faveurs à ses amis, envoya en province d’O, d’Épernon et Schomberg, menaça Maugiron et Quélus de leur faire leur procès s’ils avaient de nouvelles querelles avec Bussy, donna sa main à baiser à celui-ci, et tint longtemps son frère François serré contre son cœur.

Quant à la reine, il se montra envers elle prodigue d’amitiés et d’éloges, à tel point que les assistants en conçurent le plus favorable augure pour la succession de la couronne de France.

Cependant l’heure ordinaire du coucher approchait, et l’on pouvait facilement voir que le roi retardait cette heure autant que possible ; enfin l’horloge du Louvre résonna dix fois : Henri jeta un long regard autour de lui, il sembla choisir parmi tous ses amis celui qu’il chargerait de cette fonction de lecteur que Saint-Luc venait de refuser.

Chicot le regardait faire.

— Tiens ! dit-il avec son audace accoutumée, tu as l’air de me faire les doux yeux, ce soir, Henri. Chercherais-tu par hasard à placer une bonne abbaye de dix mille livres de rente ? Tudiable ! quel prieur je ferais ! Donne, mon fils, donne.

— Venez avec moi, Chicot, dit le roi. Bonsoir, messieurs, je vais me coucher.

Chicot se retourna vers les courtisans, retroussa sa moustache, et, avec une tournure des plus gracieuses, tout en roulant de gros yeux tendres :

— Bonsoir, messieurs, répéta-t-il, parodiant la voix de Henri ; bonsoir, nous allons nous coucher.

Les courtisans se mordirent les lèvres ; le roi rougit.

— Çà, mon barbier, dit Chicot, mon coiffeur, mon valet de chambre, et surtout ma crème.

— Non, dit le roi, il n’est besoin de rien de tout cela ce soir ; nous allons entrer dans le carême, et je suis en pénitence.

— Je regrette la crème, dit Chicot.

Le roi et le bouffon rentrèrent dans la chambre que nous connaissons.

— Ah ça ! Henri, dit Chicot, je suis donc le favori, moi ?