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teste Antraguet, que Schomberg est gêné par Livarot, que d’Épernon jalouse Bussy, et que Quélus en veut à Ribérac. Eh ! non pas, ils sont tous jeunes, beaux et bons ; amis et ennemis, tous pourraient s’aimer comme frères. Mais ce n’est point une rivalité d’hommes à hommes qui nous met l’épée à la main, c’est la querelle de France contre Anjou, la querelle du droit populaire contre le droit divin ; nous nous présentons comme champions de la royauté dans cette lice où descendent des champions de la Ligue, et nous venons vous dire : Bénissez-nous, seigneur, souriez à ceux qui vont mourir pour vous. Votre bénédiction les fera peut-être vaincre, votre sourire les aidera à mourir.

Henri, suffoqué par les larmes, ouvrit ses bras à Quélus et aux autres. Il les réunit sur son cœur ; et ce n’était pas un spectacle sans intérêt, un tableau sans expression, que cette scène où le mâle courage s’alliait aux émotions d’une tendresse profonde, que le dévouement sanctifiait à cette heure.

Chicot, sérieux et assombri, Chicot, la main sur son front, regardait du fond de l’alcôve, et cette figure ordinairement refroidie par l’indifférence ou contractée par le rire du sarcasme, n’était pas la moins noble et la moins éloquente des six.

— Ah ! mes braves ! dit enfin le roi, c’est un beau dévouement, c’est une noble tâche, et je suis fier aujourd’hui, non pas de régner sur la France, mais d’être votre ami. Toutefois, comme je connais mes intérêts mieux que personne, je n’accepterai pas un sacrifice dont le résultat, glorieux en espérance, me livrerait, si vous veniez à échouer, entre les mains de mes ennemis. Pour faire la guerre à Anjou, France suffit, croyez-moi. Je connais mon frère, les Guise et la Ligue : souvent, dans ma vie, j’ai dompté des chevaux plus fougueux et plus insoumis.

— Mais, sire, s’écria Maugiron, des soldats ne raisonnent pas ainsi ; ils ne peuvent faire entrer la mauvaise chance dans l’examen d’une question de ce genre ; question d’honneur, question de conscience, que l’homme poursuit dans sa conviction sans s’inquiéter comment il jugera dans sa justice.

— Pardonnez-moi, Maugiron, répondit le roi, un soldat peut aller en aveugle, mais le capitaine réfléchit.

— Réfléchissez donc, sire, et laissez-nous faire, nous qui ne sommes que soldats, dit Schomberg ; d’ailleurs, je ne connais pas la mauvaise chance, moi, j’ai toujours du bonheur.

— Ami ! ami ! interrompit tristement le roi, je n’en puis dire autant, moi ; il est vrai que tu n’as que vingt ans.

— Sire, interrompit Quélus, les paroles obligeantes de Votre Majesté ne font que redoubler notre ardeur. Quel jour devrons-nous croiser le fer avec MM. de Bussy, Livarot, Antraguet et Ribérac ?

— Jamais ; je vous le défends absolument. Jamais, entendez-vous bien ?

— De grâce, sire, excusez-nous, reprit Quélus, le rendez-vous a été pris hier, avant le dîner, paroles sont dites et nous ne pouvons les reprendre.

— Excusez-moi, monsieur, répondit Henri, le roi délie des serments et des paroles, en disant : je veux ou je ne veux pas ; car le roi est la toute puissance. Faites dire à ces messieurs que je vous ai menacés de toute ma colère si vous en venez aux mains, et, pour que vous n’en doutiez pas vous-mêmes, je jure de vous exiler si…

— Arrêtez, sire, dit Quélus, car, si vous pouvez nous relever de nos paroles, Dieu seul peut vous relever de la vôtre. Ne jurez donc pas, car si pour une pareille cause nous avons mérité votre colère, et que cette colère se traduise par l’exil, nous irons en exil avec joie, parce que n’étant plus sur les terres de Votre Majesté, nous pourrons alors tenir notre parole et rencontrer nos adversaires en pays étranger.

— Si ces messieurs s’approchent de vous à la distance seulement d’une portée d’arquebuse, s’écria Henri, je les fais jeter tous les quatre à la Bastille.

— Sire, dit Quélus, le jour où Votre Majesté se conduirait ainsi, nous irions nu-pieds et la corde au cou nous présenter à maître Laurent Testu, le gouverneur, pour qu’il nous incarcérât avec ces gentilshommes.

— Je leur ferai trancher la tête, mordieu ! Je suis le roi, j’espère !

— S’il arrivait pareille chose à nos ennemis, sire, nous nous couperions la gorge au pied de leur échafaud.

Henri garda longtemps le silence, et, relevant ses yeux noirs :

— À la bonne heure, dit-il, voilà de bonne et brave noblesse. C’est bien… Si Dieu ne bénissait pas une cause défendue par de tels gens !…

— Ne sois pas impie… ne blasphème pas ! dit solennellement Chicot en descendant de son lit et en s’avançant vers le roi. Oui, ce sont là de nobles cœurs ; mais Dieu fait ce qu’il veut, entends-tu, mon maître. Allons, fixe un jour à ces jeunes gens. C’est ton affaire, et non de dicter ses devoirs au Tout-Puissant.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Henri.

— Sire, nous vous en supplions, dirent les quatre gentilshommes en inclinant la tête et en pliant le genou.

— Eh bien, soit. En effet, Dieu est juste, il nous doit la victoire ; mais, au surplus, nous saurons la préparer par des voies chrétiennes et judicieuses. Chers amis, souvenez-vous que Jarnac fit ses dévotions avec exactitude avant de combattre la Châtaigneraie : c’était une rude lame que ce dernier, mais il s’oublia dans les fêtes, les festins, il alla voir des femmes, abominable péché ! Bref, il tenta Dieu, qui, peut-être, souriait à sa jeunesse, à sa beauté, à sa vigueur, et lui voulait sauver la vie. — Jarnac lui coupa le jarret cependant. — Écoutez-moi, nous allons entrer en dévotions ; si j’avais le temps, je ferais porter vos épées à Rome pour que le saint-père les bénît toutes… Mais nous avons la châsse de sainte Geneviève qui vaut les meilleures reliques. — Jeûnons ensemble, macérons-nous, et sanctifions le grand jour de la Fête-Dieu ; puis le lendemain…

— Ah ! sire, merci, merci ! s’écrièrent les quatre jeunes gens… c’est dans huit jours.

Et ils se précipitèrent sur les mains du roi, qui les embrassa tous encore une fois, et rentra dans son oratoire en fondant en larmes.

— Notre cartel est tout rédigé, dit Quélus ; il ne faut qu’y mettre le jour et l’heure. Écris, Maugiron, sur cette table… avec la plume du roi ; écris le lendemain de la Fête-Dieu !

— Voilà qui est fait, répondit Maugiron ; quel est le héraut qui portera cette lettre ?

— Ce sera moi, s’il vous plaît, dit Chicot en s’approchant ; seulement je veux vous donner un conseil, mes petits ; Sa Majesté parle de jeûnes, de macérations et de châsses… c’est merveilleux comme vœu fait après une victoire ; mais, avant le combat, j’aime mieux l’efficacité d’une bonne nourriture, d’un vin généreux, d’un sommeil solitaire de huit heures par jour ou par nuit. Rien ne donne au poignet la souplesse et le nerf comme une station de trois heures à table, — sans ivresse du moins. — J’approuve assez le roi sur le chapitre des amours, cela est trop attendrissant, vous ferez bien de vous en sevrer.

— Bravo, Chicot ! s’écrièrent ensemble les jeunes gens.

— Adieu, mes petits lions, répondit le Gascon, je m’en vais à l’hôtel de Bussy.

Il fit trois pas et revint.

— À propos, dit-il ; ne quittez pas le roi pendant ce beau jour de la Fête-Dieu ; n’allez à la campagne ni les uns ni les autres : demeurez au Louvre comme une poignée de paladins. C’est convenu, hein ? Oui ; alors je vais faire votre commission.

Et Chicot, sa lettre à la main, ouvrit l’équerre de ses longues jambes, et disparut.


CHAPITRE LXXXV.

LA FÊTE-DIEU.


Pendant ces huit jours, les événements se préparèrent, comme une tempête se prépare au fond des cieux dans les jours calmes et lourds de l’été.

Monsoreau, remis sur pied après quarante-huit heures de