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— Eh bien ! si l’on est gentilhomme, on n’est pas espion, voilà tout.

Henri demeura pensif.

— Ainsi, dit-il, l’Anjou et le Béarn ! mon frère François et mon cousin Henri !

— Sans compter les trois Guise, bien entendu.

— Comment ! tu crois qu’ils feront alliance ensemble ?

— Trente-quatre mille hommes d’une part, dit Chicot en comptant sur ses doigts : dix mille pour l’Anjou, huit mille pour la Guyenne, seize mille pour le Béarn ; plus vingt ou vingt-cinq mille sous les ordres de M. de Guise, comme lieutenant général de les armées ; total, cinquante-neuf mille hommes ; réduisons-les à cinquante mille, à cause des gouttes, des rhumatismes, des sciatiques et autres maladies. C’est encore, comme tu le vois, mon fils, un assez joli total.

— Mais Henri de Navarre et le duc de Guise sont ennemis.

— Ce qui ne les empêchera pas de se réunir contre toi, quitte à s’exterminer entre eux quand ils t’auront exterminé toi-même.

— Tu as raison, Chicot, ma mère a raison, vous avez raison tous deux ; il faut empêcher un esclandre ; aide-moi à réunir les Suisses.

— Ah bien oui, les Suisses ! Quélus les a emmenés.

— Mes gardes.

— Schomberg les a pris.

— Les gens de mon service au moins.

— Ils sont partis avec Maugiron.

— Comment !… s’écria Henri, et sans mon ordre !

— Et depuis quand donnes-tu des ordres, Henri ? Ah ! s’il s’agissait de processions ou de flagellations, je ne dis pas ; on te laisse sur ta peau, et même sur la peau des autres, puissance entière. Mais quand il s’agit de guerre, quand il s’agit de gouvernement ! mais ceci regarde M. de Schomberg, M. de Quélus et M. de Maugiron. Quant à d’Épernon, je n’en dis rien, puisqu’il se cache.

— Mordieu ! s’écria Henri, est-ce donc ainsi que cela se passe ?

— Permets-moi de te dire, mon fils, reprit Chicot, que tu t’aperçois bien tard que tu n’es que le septième ou huitième roi de ton royaume.

Henri se mordit les lèvres en frappant du pied.

— Eh ! fit Chicot en cherchant à distinguer dans l’obscurité.

— Qu’y a-t-il ? demanda le roi.

— Ventre-de-biche ! ce sont eux ; tiens, Henri, voilà tes hommes.

Et il montra effectivement au roi trois ou quatre cavaliers qui accouraient, suivis à distance de quelques autres hommes à cheval et de beaucoup d’hommes à pied.

Les cavaliers allaient rentrer au Louvre, n’apercevant pas ces deux hommes debout près des fossés et à demi perdus dans l’obscurité.

— Schomberg ! cria le roi, Schomberg, par ici !

— Holà, dit Schomberg, qui m’appelle ?

— Viens toujours, mon enfant, viens !

Schomberg crut reconnaître la voix et s’approcha.

— Eh ! dit-il, Dieu me damne, c’est le roi.

— Moi-même, qui courais après vous, et qui, ne sachant où vous rejoindre, vous attendais avec impatience ; qu’avez-vous fait ?

— Ce que nous avons fait ? dit un second cavalier en s’approchant.

— Ah ! viens, Quélus, viens aussi, dit le roi, et surtout ne pars plus ainsi sans ma permission.

— Il n’en est plus besoin, dit un troisième que le roi reconnut pour Maugiron, puisque tout est fini.

— Tout est fini ? répéta le roi.

— Dieu soit loué, dit d’Épernon, apparaissant tout à coup sans que l’on sût d’où il sortait.

— Hosanna ! cria Chicot en levant les deux mains au ciel.

— Alors vous les avez tués ? dit le roi.

Mais il ajouta tout bas :

— Au bout du compte, les morts ne reviennent pas.

— Vous les avez tués ? dit Chicot ; ah ! si vous les avez tués, il n’y a rien à dire.

— Nous n’avons pas eu cette peine, répondit Schomberg, les lâches se sont enfuis comme une volée de pigeons ; à peine si nous avons pu croiser le fer avec eux.

Henri pâlit.

— Et avec lequel avez-vous croisé le fer ? demanda-t-il.

— Avec Antraguet.

— Au moins celui-là est demeuré sur le carreau ?

— Tout au contraire, il a tué un laquais de Quélus.

— Ils étaient donc sur leur garde ? demanda le roi.

— Parbleu ! je le crois bien, s’écria Chicot, qu’ils y étaient ; vous hurlez : Mort aux Angevins ! vous remuez les canons, vous sonnez les cloches, vous faites trembler toute la ferraille de Paris, et vous voulez que ces honnêtes gens soient plus sourds que vous n’êtes bêtes.

— Enfin, enfin, murmura sourdement le roi, voilà une guerre civile allumée.

Ces mots firent tressaillir Quélus.

— Diable ! fit-il, c’est vrai.

— Ah ! vous commencez à vous en apercevoir, dit Chicot : c’est heureux ! Voici MM. de Schomberg et de Maugiron qui ne s’en doutent pas encore.

— Nous nous réservons, répondit Schomberg, pour défendre la personne et la couronne de Sa Majesté.

— Eh ! pardieu, dit Chicot, pour cela nous avons M. de Crillon, qui crie moins haut que vous et qui vaut bien autant.

— Mais enfin, dit Quélus, vous qui nous gourmandez à tort et à travers, monsieur Chicot, vous pensiez comme nous, il y a deux heures ; ou tout au moins, si vous ne pensiez pas comme nous, vous criiez comme nous.

— Moi ! dit Chicot.

— Certainement, et même vous vous escrimiez contre les murailles en criant : Mort aux Angevins !

— Mais moi, dit Chicot, c’est bien autre chose ; moi, je suis fou, chacun le sait ; mais vous qui êtes tous des gens d’esprit…

— Allons, messieurs, dit Henri, la paix ; tout à l’heure nous aurons bien assez la guerre.

— Qu’ordonne Votre Majesté ? dit Quélus.

— Que vous employiez la même ardeur à calmer le peuple que vous avez mise à l’émouvoir ; que vous rameniez au Louvre les Suisses, les gardes, les gens de ma maison, et que l’on ferme les portes, afin que demain les bourgeois prennent ce qui s’est passé pour une échauffourée de gens ivres.

Les jeunes gens s’éloignèrent l’oreille basse, transmettant les ordres du roi aux officiers qui les avaient accompagnés dans leur équipée.

Quant à Henri, il revint chez sa mère, qui, active, mais anxieuse et assombrie, donnait des ordres à ses gens.

— Eh bien ! dit-elle, que s’est-il passé ?

— Eh bien ! ma mère, il s’est passé ce que vous avez prévu.

— Ils sont en fuite ?

— Hélas ! oui.

— Ah ! dit-elle, et après ?

— Après, voilà tout, et il me semble que c’est bien assez.

— La ville ?

— La ville est en rumeur ; mais ce n’est pas ce qui m’inquiète, je la tiens sous ma main.

— Oui, dit Catherine, ce sont les provinces.

— Qui vont se révolter, se soulever, continua Henri.

— Que comptez-vous faire ?

— Je ne vois qu’un moyen.

— Lequel ?

— C’est d’accepter franchement la position.

— De quelle manière ?

— Je donne le mot aux colonels, à mes gardes, je fais armer mes milices, je retire l’armée de devant la Charité, et je marche sur l’Anjou.

— Et M. de Guise ?