Page:Dumas - La Dame de Monsoreau, 1846.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monseigneur, vous me fourrez dans de beaux guets-apens, et vous m’abandonnez dans de joyeuses positions. Hier, à ce bal de Saint-Luc, c’était un véritable coupe-gorge universel. Il n’y avait que moi d’Angevin, et ils ont, sur mon honneur, failli me tirer tout le sang que j’ai dans le corps.

— Par la mort, Bussy, ils le paieront cher, ton sang, et je leur en ferai compter les gouttes.

— Oui, vous dites cela, reprit Bussy avec sa liberté ordinaire, et vous aller sourire au premier que vous rencontrerez. Si, en souriant, du moins, vous montriez les dents ; mais vous avez les lèvres trop serrées pour cela.

— Eh bien, reprit le prince, accompagne-moi au Louvre, et tu verras.

— Que verrai-je, monseigneur ?

— Tu verras comme je vais parler à mon frère.

— Écoutez, monseigneur, je ne vais pas au Louvre s’il s’agit de recevoir quelque rebuffade. C’est bon pour les princes du sang et pour les mignons, cela.

— Sois tranquille, j’ai pris la chose à cœur.

— Me promettez-vous que la réparation sera belle ?

— Je te promets que tu seras content. Tu hésites encore, je crois ?

— Monseigneur, je vous connais si bien.

— Viens, te dis-je. On en parlera.

— Voilà votre affaire toute trouvée, glissa Bussy à l’oreille de la comtesse. Il va y avoir entre ces bons frères, qui s’exècrent, une esclandre effroyable, et vous, pendant ce temps, vous retrouverez votre Saint-Luc.

— Eh bien ! demanda le duc, te décides-tu, et faut-il que je t’engage ma parole de prince ?

— Oh ! non, dit Bussy, cela me porterait malheur. Allons, vaille que vaille, je vous suis, et, si l’on m’insulte, je saurai bien me venger.

Et Bussy alla prendre son rang près du prince, tandis que le nouveau page, suivant son maître au plus près, marchait immédiatement derrière lui.

— Te venger ! non, non, dit le prince, répondant à la menace de Bussy, ce soin ne te regarde pas, mon brave gentilhomme. C’est moi qui me charge de la vengeance. Écoute, ajouta-t-il à voix basse, je connais tes assassins.

— Bah ! fit Bussy, Votre Altesse a pris tant de soin que de s’en informer ?

— Je les ai vus.

— Comment cela ? dit Bussy étonné.

— Où j’avais affaire moi-même, à la porte Saint-Antoine ; ils m’ont rencontré, et ont failli me tuer à ta place. Ah ! je ne me doutais pas que ce fût toi qu’ils attendissent, les brigands ! sans cela…

— Eh bien, sans cela ?…

— Est-ce que tu avais ce nouveau page avec toi ? demanda le prince en laissant la menace en suspens.

— Non, monseigneur, dit Bussy, j’étais seul, et vous, monseigneur ?

— Moi, j’étais avec Aurilly, et pourquoi étais-tu seul ?

— Parce que je veux conserver le nom de brave Bussy qu’ils m’ont donné.

— Et ils t’ont blessé ? demanda le prince avec sa rapidité à répondre par une feinte aux coups qu’on lui portait.

— Écoutez, dit Bussy, je ne veux pas leur en faire la joie ; mais j’ai un joli coup d’épée tout au travers du flanc.

— Ah ! les scélérats ! s’écria le prince ; Aurilly me le disait bien, qu’ils avaient de mauvaises idées.

— Comment, dit Bussy, vous avez vu l’embûche ! comment, vous étiez avec Aurilly, qui joue presque aussi bien de l’épée que du luth ! comment, il a dit à Votre Altesse que ces gens-là avaient de mauvaises pensées, vous étiez deux, et ils n’étaient que cinq, et vous n’avez pas guetté pour prêter main-forte ?

— Dame ! que veux-tu, j’ignorais contre qui cette embûche était dressée.

— Mort diable, comme disait le roi Charles IX, en reconnaissant les amis du roi Henri III, vous avez cependant bien dû songer qu’ils en voulaient à quelque ami à vous. Or, comme il n’y a guère que moi qui aie le courage d’être votre ami, il n’était pas difficile de deviner que c’était à moi qu’ils en voulaient.

— Oui, peut-être as-tu raison, mon cher Bussy, dit François, mais je n’ai pas songé à tout cela.

— Enfin ! soupira Bussy, comme s’il n’eût trouvé que ce mot pour exprimer tout ce qu’il pensait de son maître.

On arriva au Louvre. Le duc d’Anjou fut reçu au guichet par le capitaine et les concierges. Il y avait consigne sévère ; mais, comme on le pense bien, cette consigne n’était pas pour le premier du royaume après le roi. Le prince s’engouffra donc sous l’arcade du pont-levis avec toute sa suite.

— Monseigneur, dit Bussy en se voyant dans la cour d’honneur, allez faire votre algarade, et rappelez-vous que vous me l’avez promise solennelle ; moi, je vais dire deux mots à quelqu’un.

— Tu me quittes, Bussy ? dit avec inquiétude le prince, qui avait un peu compté sur la présence de son gentilhomme.

— Il le faut ; mais que cela n’empêche, soyez tranquille, au fort du tapage je reviendrai. Criez, monseigneur, criez, mordieu ! pour que je vous entende, ou, si je ne vous entends pas crier, vous comprenez, je n’arriverai pas.

Puis, profitant de l’entrée du duc dans la grande salle, il se glissa, suivi de Jeanne, dans les appartements.

Bussy connaissait le Louvre comme son propre hôtel. Il prit un escalier dérobé, deux ou trois corridors solitaires, et arriva à une espèce d’antichambre.

— Attendez-moi ici, dit-il à Jeanne.

— Oh ! mon Dieu ! vous me laissez seule ? dit la jeune femme effrayée.

— Il le faut, répondit Bussy ; je dois vous éclairer le chemin et vous ménager les entrées.


CHAPITRE V.

COMMENT MADEMOISELLE DE BRISSAC, AUTREMENT DIT MADAME DE SAINT-LUC, S’ARRANGEA POUR PASSER LA SECONDE NUIT DE SES NOCES AUTREMENT QU’ELLE N’AVAIT PASSÉ LA PREMIÈRE


Bussy alla droit au cabinet des armes qu’affectionnait tant le roi Charles IX, et qui, par une nouvelle distribution, était devenu la chambre à coucher du roi Henri III, lequel l’avait accommodé à son usage. Charles IX, roi chasseur, roi forgeron, roi poète, avait dans cette chambre des cors, des arquebuses, des manuscrits, des livres et des étaux. Henri III y avait deux lits de velours et de satin, des dessins d’une grande licence, des reliques, des scapulaires bénis par le pape, des sachets parfumés venant d’Orient et une collection des plus belles épées d’escrime qui se pussent voir.

Bussy savait bien que Henri ne serait pas dans cette chambre, puisque son frère lui demandait audience dans la galerie, mais il savait aussi que près de la chambre du roi était l’appartement de la nourrice de Charles IX, devenu celui du favori de Henri III. Or, comme Henri III était un prince très changeant dans ses amitiés, cet appartement avait été successivement occupé par Saint-Megrin, Maugiron, d’O, d’Épernon, Quélus et Schomberg, et en ce moment il devait l’être, selon la pensée de Bussy, par Saint-Luc, pour qui le roi, ainsi qu’on l’a vu, éprouva une si grande recrudescence de tendresse, qu’il avait enlevé le jeune homme à sa femme.

C’est qu’a Henri III, organisation étrange, prince futile, prince profond, prince craintif, prince brave, c’est qu’à Henri III, toujours ennuyé, toujours inquiet, toujours rêveur, il fallait une éternelle distraction : le jour, le bruit, les jeux, l’exercice, les momeries, les mascarades, les intrigues ; la nuit, la lumière, les caquetages, la prière ou la débauche. Aussi Henri III est-il à peu près le seul personnage de ce caractère que nous retrouvions dans notre monde moderne. Henri III, l’hermaphrodite antique, était destiné à voir le jour dans quelque ville d’Orient, au milieu d’un monde de muets, d’esclaves, d’eunuques, d’icoglans, de philosophes et de sophistes, et son règne devait marquer une ère particulière de molles débauches et de folies inconnues, entre Néron et Héliogabale.