est un barbarisme, attendu qu’il n’y a jamais qu’une vérité, vu que, s’il y en avait deux, il y en aurait au moins une qui ne serait pas vraie ; mais vous n’êtes pas philologue, cher monsieur Esaü.
— Non, monsieur, je ne le suis pas ; voilà donc pourquoi je vous prierai de revenir tout directement à ces amis dont vous me parliez, et de vouloir bien, si cependant cette surabondance d’imagination qu’on remarque en vous vous le permet, et de vouloir bien nommer ces amis par leurs véritables noms.
— Eh ! vous répétez toujours la même chose. Cherchez, monsieur le grand-veneur. Morbleu ! cherchez, c’est votre métier de détourner les bêtes, témoin ce malheureux cerf que vous avez dérangé ce matin, et qui ne devait point s’attendre à cela de votre part. Si l’on venait vous empêcher de dormir, vous, est-ce que vous seriez content ?
Les yeux de Monsoreau erraient avec effroi sur l’entourage de Henri.
— Quoi ! s’écria-t-il en voyant une place vide près du roi.
— Allons donc ! dit Chicot.
— M. le duc d’Anjou, s’écria le grand veneur.
— Taïaut, taïaut ! dit le Gascon, voilà la bête lancée.
— Il est parti aujourd’hui ! exclama le comte.
— Il est parti aujourd’hui, répondit Chicot, mais il est possible qu’il ait parti hier au soir. Vous n’êtes pas philologue, monsieur ; mais demandez au roi qui l’est. Quand, c’est-à-dire à quel moment a disparu ton frère, Henriquet ?
— Cette nuit, répondit le roi.
— Le duc, le duc est parti, murmura Monsoreau blême et tremblant. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que me dites-vous là, sire ?
— Je ne dis pas, reprit le roi, que mon frère soit parti, je dis seulement que, cette nuit, il a disparu, et que ses meilleurs amis ne savent point où il est.
— Oh ! fit le comte avec colère, si je croyais cela !…
— Eh bien ! eh bien ! que feriez-vous ? d’ailleurs, voyez un peu le grand malheur, quand il conterait quelques douceurs à madame de Monsoreau ? C’est le galant de la famille que notre ami François ; il l’était pour le roi Charles IX, du temps que le roi Charles IX vivait, et il l’est pour le roi Henri III, qui a autre chose à faire que d’être galant : que diable ! c’est bien le moins qu’il y ait à la cour un prince qui représente l’esprit français !
— Le duc, le duc parti ! répéta Monsoreau, en êtes-vous bien sûr, monsieur ?
— Et vous ? demanda Chicot.
Le grand-veneur se tourna encore une fois vers la place occupée ordinairement par le duc près de son frère, place qui continuait de demeurer vide.
— Je suis perdu, murmura-t-il avec un mouvement si marqué pour fuir, que Chicot le retint.
— Tenez-vous donc tranquille, mordieu ! vous ne faites que bouger, et cela fait mal au cœur au roi. Mort de ma vie ! je voudrais bien être à la place de votre femme, ne fût-ce que pour voir tout le jour un prince à deux nez, et pour entendre M. Aurilly, qui joue du luth comme feu Orphée. Quelle chance elle a, votre femme ! quelle chance !
Monsoreau frissonna de colère.
— Tout doux, monsieur le grand-veneur, dit Chicot, cachez donc votre joie ; voici la séance qui s’ouvre ; c’est indécent de manifester ainsi ses passions ; écoutez le discours du roi.
Force fut au grand-veneur de se tenir à sa place, car, en effet, petit à petit la salle du Louvre s’était remplie : il demeura donc immobile, et dans l’attitude du cérémonial. Toute l’assemblée avait pris séance ; M. de Guise venait d’entrer et de plier le genou devant le roi, non sans jeter, lui aussi, un regard de surprise inquiète sur le siège laissé vacant par M. le duc d’Anjou.
Le roi se leva. Les hérauts commandèrent la silence.
CHAPITRE XLIX.
COMMENT LE ROI NOMMA UN CHEF QUI N’ÉTAIT NI SON ALTESSE LE DUC D’ANJOU NI MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE.
Messieurs, dit le roi au milieu du plus profond silence, et après s’être assuré que d’Épernon, Schomberg, Maugiron et Quélus, remplacés dans leur garde par un poste de dix Suisses, étaient venus le rejoindre et se tenaient derrière lui ; Messieurs, un roi entend également, placé qu’il est, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre, les voix qui viennent d’en haut et les voix qui viennent d’en bas, c’est-à-dire ce que commande Dieu et ce que demande son peuple. C’est une garantie pour tous mes sujets, et je comprends aussi parfaitement cela, que l’association de tous les pouvoirs réunis en un seul faisceau pour défendre la foi catholique. Aussi ai-je pour agréable le conseil que nous a donné mon cousin de Guise. Je déclare donc la sainte Ligue bien et dûment autorisée et instituée, et, comme il faut qu’un si grand corps ait une bonne et puissante tête, comme il importe que le chef appelé à soutenir l’Église soit un des fils les plus zélés de l’Église, et que ce zèle lui soit imposé par sa nature même et sa charge, je prends un prince chrétien pour le mettre à la tête de la Ligue, et je déclare que désormais ce chef s’appellera…
Henri fit à dessein une pause.
Le vol d’un moucheron eût fait événement au milieu de l’immobilité générale.
Henri répéta.
— Et je déclare que ce chef s’appellera Henri de Valois, roi de France et de Pologne.
Henri, en prononçant ces paroles, avait haussé la voix avec une sorte d’affectation, en signe de triomphe et pour échauffer l’enthousiasme de ses amis prêts à éclater, comme aussi pour achever d’écraser les ligueurs dont les sourds murmures décelaient le mécontentement, la surprise et l’épouvante.
Quant au duc de Guise, il était demeuré anéanti : de larges gouttes de sueur coulaient de son front ; il échangea un regard avec le duc de Mayenne et le cardinal son frère, qui se tenaient au milieu des deux groupes de chefs, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.
Monsoreau, plus étonné que jamais de l’absence du duc d’Anjou, commença à se rassurer en se rappelant les paroles de Henri III.
En effet, le duc pouvait être disparu sans être parti.
Le cardinal quitta sans affectation le groupe dans lequel il se trouvait et se glissa jusqu’à son frère.
— François, lui dit-il à l’oreille, ou je me trompe fort, ou nous ne sommes plus en sûreté ici. Hâtons-nous de prendre congé, car la populace est étrange, et le roi qu’elle exécrait hier va devenir son idole pour quelques jours.
— Soit, dit Mayenne, partons. Attendez notre frère ici ; moi, je vais préparer la retraite.
— Allez.
Pendant ce temps, le roi avait signé l’acte préparé sur la table et dressé d’avance par M. de Morvilliers, la seule personne qui fût, avec la reine-mère, dans la connaissance du secret ; puis il avait, de ce ton goguenard qu’il savait si bien prendre dans l’occasion, dit en nasillant à M. de Guise :
— Signez donc, mon beau cousin.
Et il lui avait passé la plume.
Puis, lui désignant la place du bout du doigt.
— Là, là, avait-il dit, au-dessous de moi. Maintenant passez à M. le cardinal et à M. le duc de Mayenne.
Mais le duc de Mayenne était déjà au bas des degrés et le cardinal dans l’autre chambre.
Le roi remarqua leur absence.
— Alors, passez à M. le grand-veneur, dit-il.
Le duc signa, passa la plume au grand-veneur, et fit un mouvement pour se retirer.
— Attendez, dit le roi.