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humeur assez irrespectueux, que ce n’est point au moment où le roi va nommer un chef à la Ligue qu’il s’agit de dormir.

— Fort bien, monseigneur, et je prierai Son Altesse de venir ici.

— Où je l’attends bien impatiemment, lui direz-vous ; car, convoqués pour deux heures, beaucoup sont déjà au Louvre, et il n’y a pas un instant à perdre. Moi, pendant ce temps, j’enverrai quérir M. de Bussy.

— C’est entendu, monseigneur. Mais, au cas où je ne trouverais point Son Altesse, que ferais-je ?

— Si vous ne trouvez point Son Altesse, Aurilly, n’affectez point de la chercher ; il suffira que vous lui disiez plus tard avec quel zèle j’ai tenté de la rencontrer. Dans tous les cas, à deux heures moins un quart je serai au Louvre.

Aurilly salua le duc et partit.

Chicot le vit sortir et devina la cause de sa sortie. Si M. le duc de Guise apprenait l’arrestation de M. d’Anjou, tout était perdu, ou, du moins, tout s’embrouillait fort. Chicot vit qu’Aurilly remontait la rue de la Huchette pour prendre le pont Saint-Michel ; lui, au contraire alors, descendit la rue Saint-André-des-Arts de toute la vitesse de ses longues jambes, et passa la Seine au bas de Nesle, au moment où Aurilly arrivait à peine en vue du grand Châtelet.

Nous suivrons Aurilly, qui nous conduit au théâtre même des événements importants de la journée.

Il descendit les quais garnis de bourgeois, ayant tout l’aspect de triomphateurs, et gagna le Louvre, qui lui apparut, au milieu de toute cette joie parisienne, avec sa plus tranquille et sa plus benoîte apparence.

Aurilly savait son monde et connaissait sa cour ; il causa d’abord avec l’officier de la porte, qui était toujours un personnage considérable pour les chercheurs de nouvelles et les flaireurs de scandale.

L’officier de la porte était tout miel ; le roi s’était réveillé de la meilleure humeur du monde.

Aurilly passa de l’officier de la porte au concierge.

Le concierge passait une revue de serviteurs habillés à neuf, et leur distribuait des hallebardes d’un nouveau modèle.

Il sourit au joueur de luth, répondit à ses commentaires sur la pluie et le beau temps, ce qui donna à Aurilly la meilleure opinion de l’atmosphère politique.

En conséquence, Aurilly passa outre et prit le grand escalier qui conduisait chez le duc, en distribuant force saluts aux courtisans déjà disséminés par les montées et les antichambres.

À la porte de l’appartement de Son Altesse, il trouva Chicot assis sur un pliant.

Chicot jouait aux échecs tout seul, et paraissait absorbé dans une profonde combinaison.

Aurilly essaya de passer, mais Chicot, avec ses longues jambes, tenait toute la longueur du palier.

Il fut forcé de frapper sur l’épaule du Gascon.

— Ah ! c’est vous, dit Chicot, pardon, monsieur Aurilly.

— Que faites-vous donc, monsieur Chicot ?

— Je joue aux échecs, comme vous voyez.

— Tout seul ?

— Oui… j’étudie un coup… savez-vous jouer aux échecs, monsieur ?

— À peine.

— Oui, je sais, vous êtes musicien, et la musique est un art si difficile, que les privilégiés qui se livrent à cet art sont forcés de lui donner tout leur temps et toute leur intelligence.

— Il paraît que le coup est sérieux, demanda en riant Aurilly.

— Oui, c’est mon roi qui m’inquiète ; vous saurez, monsieur Aurilly, qu’aux échecs le roi est un personnage très niais, très insignifiant, qui n’a pas de volonté, qui ne peut faire qu’un pas à droite, un pas à gauche, un pas en avant, un pas en arrière, tandis qu’il est entouré d’ennemis très alertes, de cavaliers qui sautent trois cases d’un coup, et d’une foule de pions qui l’entourent, qui le pressent, qui le harcèlent ; de sorte que, s’il est mal conseillé, ah ! dame ! en peu de temps, c’est un monarque perdu ; il est vrai qu’il a son fou qui va, qui vient, qui trotte d’un bout de l’échiquier à l’autre, qui a le droit de se mettre devant lui, derrière lui et à côté de lui ; mais il n’en est pas moins certain que plus le fou est dévoué à son roi, plus il s’aventure lui-même, monsieur Aurilly, et, dans ce moment, je vous avouerai que mon roi et son fou sont dans une situation des plus périlleuses.

— Mais, demanda Aurilly, par quel hasard, monsieur Chicot, êtes-vous venu étudier toutes ces combinaisons à la porte de Son Altesse Royale ?

— Parce que j’attends M. de Quélus, qui est là.

— Où là ? demanda Aurilly.

— Mais chez Son Altesse.

— Chez Son Altesse, M. de Quélus ? fit avec surprise Aurilly.

Pendant tout ce dialogue, Chicot avait livré passage au joueur de luth ; mais de telle façon qu’il avait transporté son établissement dans le corridor, et que le messager de M. de Guise se trouvait placé maintenant entre lui et la porte d’entrée.

Cependant il hésitait à ouvrir cette porte.

— Mais, dit-il, que fait donc M. de Quélus chez M. le duc d’Anjou ? je ne les savais pas si grands amis.

— Chut ! dit Chicot avec un air de mystère.

Puis, tenant toujours son échiquier entre ses deux mains, il décrivit une courbe avec sa longue personne, de sorte que, sans que ses pieds quittassent leur place, ses lèvres arrivèrent à l’oreille d’Aurilly.

— Il vient demander pardon à Son Altesse Royale, dit-il, pour une petite querelle qu’ils eurent hier.

— En vérité ? dit Aurilly.

— C’est le roi qui a exigé cela ; vous savez dans quels excellents termes les deux frères sont en ce moment. Le roi n’a pas voulu souffrir une impertinence de Quélus, et Quélus a reçu l’ordre de s’humilier.

— Vraiment ?

— Ah ! monsieur Aurilly, dit Chicot, je crois que véritablement nous entrons dans l’âge d’or ; le Louvre va devenir l’Arcadie, et les deux frères Arcades ambo. Ah ! pardon, monsieur Aurilly, j’oublie toujours que vous êtes musicien.

Aurilly sourit et passa dans l’antichambre, en ouvrant la porte assez grande pour que Chicot pût échanger un coup d’œil des plus significatifs avec Quélus, qui d’ailleurs était probablement prévenu à l’avance.

Chicot reprit alors ses combinaisons palamédiques, en gourmandant son roi, non pas plus durement peut-être que ne l’eût mérité un souverain en chair et en os, mais plus durement certes que ne le méritait un innocent morceau d’ivoire.

Aurilly, une fois entré dans l’antichambre, fut salué très courtoisement par Quélus, entre les mains de qui un superbe bilboquet d’ébène, enjolivé d’incrustations d’ivoire, faisait de rapides évolutions.

— Bravo ! monsieur de Quélus, dit Aurilly en voyant le jeune homme accomplir un coup difficile, bravo !

— Ah ! mon cher monsieur Aurilly, dit Quélus, quand jouerai-je du bilboquet comme vous jouez du luth ?

— Quand vous aurez étudié autant de jours votre joujou, dit Aurilly un peu piqué, que j’ai mis, moi, d’années à étudier mon instrument. Mais où est donc monseigneur ? ne lui parliez-vous pas ce matin, monsieur ?

— J’ai en effet audience de lui, mon cher Aurilly, mais Schomberg a le pas sur moi !

— Ah ! M. de Schomberg aussi ! dit le joueur de luth avec une nouvelle surprise.

— Oh ! mon Dieu ! oui. C’est le roi qui règle cela ainsi ; il est là dans la salle à manger. Entrez donc, monsieur d’Aurilly, et faites-moi le plaisir de rappeler au prince que nous attendons.

Aurilly ouvrit la seconde porte, et aperçut Schomberg couché plutôt qu’assis sur un large escabeau tout rembourré de plumes.

Schomberg, ainsi renversé, visait avec une sarbacane à