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rait témoigné plus que du dépit au prince qui l’eût trahi d’une si cruelle façon.

Au reste, Bussy, comme toutes les natures d’élite, sentait plus vivement la douleur que le plaisir : il est rare qu’un homme intrépide au danger, froid et calme en face du fer et du feu, ne succombe pas plus facilement qu’un lâche aux émotions d’une contrariété. Ceux que les femmes font pleurer le plus facilement, ce sont les hommes qui se font le plus craindre des hommes.

Bussy dormait pour ainsi dire dans sa douleur : il avait vu Diane reçue à la cour, reconnue comme comtesse de Monsoreau, admise par la reine Louise au rang de ses dames d’honneur ; il avait vu mille regards curieux dévorer cette beauté sans rivale, qu’il avait pour ainsi dire découverte et tirée du tombeau où elle était ensevelie. Il avait, pendant toute une soirée, attaché ses yeux ardents sur la jeune femme qui ne levait point ses yeux appesantis, et dans tout l’éclat de cette fête, Bussy, injuste comme tout homme qui aime véritablement, Bussy, oubliant le passé et détruisant lui-même dans son esprit tous les fantômes de bonheur que le passé y avait fait naître, Bussy ne s’était pas demandé combien Diane devait souffrir de tenir ainsi ses yeux baissés, elle qui pouvait, en face d’elle, apercevoir un visage voilé par une tristesse sympathique, au milieu de toutes ces figures indifférentes ou sottement curieuses.

— Oh ! se dit Bussy à lui-même, en voyant qu’il attendait inutilement un regard, les femmes n’ont d’adresse et d’audace que lorsqu’il s’agit de tromper un tuteur, un époux ou une mère ; elles sont gauches, elles sont lâches, lorsqu’il s’agit de payer une dette de simple reconnaissance ; elles ont tellement peur de paraître aimer, elles attachent un prix si exagéré à leur moindre faveur, que, pour désespérer celui qui prétend à elles, elles ne regardent point, quand tel est leur caprice, à lui briser le cœur. Diane pouvait me dire franchement : merci de ce que vous avez fait pour moi, monsieur de Bussy, mais je ne vous aime pas. J’eusse été tué du coup ou j’en eusse guéri. Mais non ! elle me préfère, me laisse l’aimer inutilement ; mais elle n’y a rien gagné, car je ne l’aime plus, je la méprise.

Et il s’éloigna du cercle royal la rage dans le cœur.

En ce moment ce n’était plus cette noble figure que toutes les femmes regardaient avec amour et tous les hommes avec terreur : c’était un front terni, un œil faux, un sourire oblique.

Bussy, en sortant, se vit passer dans un grand miroir de Venise et se trouva lui-même insupportable à voir.

— Mais je suis fou, dit-il ; comment, pour une personne qui me dédaigne, je me rendrais odieux à cent qui me recherchent ! Mais pourquoi me dédaigne-t-elle, ou plutôt pour qui ?

Est-ce pour ce long squelette à face livide, qui, toujours planté à dix pas d’elle, la couve sans cesse de son jaloux regard… et qui, lui aussi, feint de ne pas me voir ? Et dire cependant que, si je le voulais, dans un quart d’heure, je le tiendrais muet et glacé sous mon genou avec dix pouces de mon épée dans le cœur ; dire que, si je le voulais, je pourrais jeter sur cette robe blanche le sang de celui qui y a cousu ces fleurs ; dire que, si je le voulais, ne pouvant être aimé, je serais au moins terrible et haï !

Oh ! sa haine ! sa haine ! plutôt que son indifférence.

Oui, mais ce serait banal et mesquin : c’est ce que feraient un Quélus et un Maugiron, si un Quélus et un Maugiron savaient aimer. Mieux vaut ressembler à ce héros de Plutarque que j’ai tant admiré, à ce jeune Antiochus mourant d’amour, sans risquer un aveu, sans proférer une plainte. Oui, je me tairai ! Oui, moi qui ai lutté corps à corps avec tous les hommes effrayants de ce siècle ; moi qui ai vu Crillon, le brave Crillon lui-même, désarmé devant moi, et qui ai tenu sa vie à ma merci. Oui, j’éteindrai ma douleur et l’étoufferai dans mon âme, comme a fait Hercule du géant Antée, sans lui laisser toucher une seule fois du pied l’Espérance, sa mère. Non, rien ne m’est impossible à moi, Bussy, que, comme Crillon, on a surnommé le brave, et tout ce que les héros ont fait, je le ferai.

Et, sur ces mots, il déraidit la main convulsive avec laquelle il déchirait sa poitrine, il essuya la sueur de son front et marcha lentement vers la porte ; son poing allait frapper rudement la tapisserie : il se commanda la patience et la douceur, et il sortit, le sourire sur les lèvres et le calme sur le front, avec un volcan dans le cœur.

Il est vrai que, sur sa route, il rencontra M. le duc d’Anjou et détourna la tête, car il sentait que toute sa fermeté d’âme ne pourrait aller jusqu’à sourire, et même saluer le prince qui l’appelait son ami et qui l’avait trahi si odieusement.

En passant, le prince prononça le nom de Bussy, mais Bussy ne se détourna même point.

Bussy rentra chez lui. Il plaça son épée sur la table, ôta son poignard de sa gaîne, dégrafa lui-même pourpoint et manteau, et s’assit dans un grand fauteuil en appuyant sa tête à l’écusson de ses armes qui en ornait le dossier.

Ses gens le virent absorbé ; ils crurent qu’il voulait reposer, et s’éloignèrent. Bussy ne dormait pas ; il rêvait.

Il passa de cette façon plusieurs heures sans s’apercevoir qu’à l’autre bout de la chambre un homme, assis comme lui, l’épiait curieusement, sans faire un geste, sans prononcer un mot, attendant, selon toute probabilité, l’occasion d’entrer en relation, soit par un mot, soit par un signe.

Enfin, un frisson glacial courut sur les épaules de Bussy et fit vaciller ses yeux ; l’observateur ne bougea point.

Bientôt les dents du comte cliquèrent les unes contre les autres ; ses bras se raidirent ; sa tête, devenue trop pesante, glissa le long du dossier du fauteuil et tomba sur son épaule.

En ce moment, l’homme qui l’examinait se leva de sa chaise en poussant un soupir, et s’approcha de lui.

— Monsieur le comte, dit-il, vous avez la fièvre.

Le comte leva son front qu’empourprait la chaleur de l’accès.

— Ah ! c’est toi, Remy, dit-il.

— Oui, comte ; je vous attendais ici.

— Ici, et pourquoi ?

— Parce que là où l’on souffre on ne reste pas longtemps.

— Merci, mon ami, dit Bussy en prenant la main du jeune homme.

Remy garda entre les siennes cette main terrible, devenue plus faible que la main d’un enfant, et, la pressant avec affection et respect contre son cœur :

— Voyons, dit-il, il s’agit de savoir, monsieur le comte, si vous voulez demeurer ainsi : voulez-vous que la fièvre gagne et vous abatte ? restez debout ; voulez-vous la dompter ? mettez-vous au lit, et faites-vous lire quelque beau livre où vous puissiez puiser l’exemple et la force.

Le comte n’avait plus rien à faire au monde qu’obéir ; il obéit.

C’est donc en son lit que le trouvèrent tous les amis qui le vinrent visiter.

Pendant toute la journée du lendemain, Remy ne quitta point le chevet du comte ; il avait la double attribution de médecin du corps et de médecin de l’âme ; il avait des breuvages rafraîchissants pour l’un, il avait de douces paroles pour l’autre.

Mais le lendemain, qui était le jour où M. de Guise était venu au Louvre, Bussy regarda autour de lui, Remy n’y était point.

— Il s’est fatigué, pensa Bussy ; c’est bien naturel ! pauvre garçon ! qui doit avoir tant besoin d’air, de soleil et de printemps ; et puis Gertrude l’attendait sans doute ; Gertrude n’est qu’une femme de chambre, mais elle l’aime… Une femme de chambre qui aime vaut mieux qu’une reine qui n’aime pas.

La journée se passa ainsi, Remy ne reparut pas ; justement parce qu’il était absent, Bussy le désirait ; il se sentait contre ce pauvre garçon de terribles mouvements d’impatience.

— Oh ! murmura-t-il une fois ou deux, moi qui croyais encore à la reconnaissance et à l’amitié ! Non, désormais je ne veux plus croire à rien.

Vers le soir, quand les rues commençaient à s’emplir de