comprendrait, leur intérêt serait de grandir la maison de France.
— Sans doute ; mais, tout au contraire, ce sont des princes lorrains.
— D’une maison toujours en rivalité avec la nôtre.
— Tenez, François, vous venez de toucher la plaie, tudieu ! je ne vous croyais pas si bon politique ; eh bien, oui, voilà ce qui me fait maigrir, ce qui me fait blanchir les cheveux ; tenez, c’est cette élévation de la maison de Lorraine à côté de la nôtre ; il ne se passe pas de jour, voyez-vous, François, que ces trois Guise, — vous l’avez bien dit, à eux trois ils tiennent tout, — il n’y a pas de jour que, soit le duc, soit le cardinal, soit Mayenne, l’un ou l’autre enfin, par audace ou par adresse, soit par force, soit par ruse, ne m’enlève quelque lambeau de mon pouvoir, quelques parcelles de mes prérogatives, sans que moi, pauvre, faible et isolé que je suis, je puisse réagir contre eux. Ah ! François, si nous avions eu cette explication plus tôt, si j’avais pu lire dans votre cœur comme j’y lis en ce moment, certes, trouvant en vous un appui, j’eusse résisté mieux que je ne l’ai fait ; mais maintenant, voyez-vous, il est trop tard.
— Pourquoi cela ?
— Parce que ce serait une lutte, et qu’en vérité toute lutte me fatigue, je le nommerai donc chef de la Ligue.
— Et vous aurez tort, mon frère, dit François.
— Mais qui voulez-vous que je nomme, François ? Qui acceptera ce poste périlleux, oui, périlleux ? Car ne voyez-vous pas quelle était son idée, au duc ? c’était que je le nommasse chef de cette Ligue.
— Eh bien ?
— Eh bien, tout homme que je nommerai à sa place deviendra son ennemi.
— Nommez un homme assez puissant pour que sa force, appuyée à la vôtre, n’ait rien à craindre de la force et de la puissance de nos trois Lorrains réunis.
— Eh ! mon bon frère, dit Henri avec l’accent du découragement, je ne sais aucune personne qui soit dans les conditions que vous dites.
— Regardez autour de vous, sire.
— Autour de moi ? je ne vois que vous et Chicot, mon frère, qui soyez véritablement mes amis.
— Oh ! oh ! murmura Chicot, est-ce qu’il me voudrait jouer quelque mauvais tour ?
Et il referma ses deux yeux.
— Eh bien, dit le duc, vous ne comprenez pas, mon frère ?
Henri regarda le duc d’Anjou, comme si un voile venait de lui tomber des yeux.
— Eh quoi ! s’écria-t-il.
François fit un mouvement de tête.
— Mais non, dit Henri, vous n’y consentirez jamais, François. La tâche est trop rude : ce n’est pas vous certainement qui vous habitueriez à faire faire l’exercice à tous ces bourgeois ; ce n’est pas vous qui vous donneriez la peine de revoir les discours de leurs prédicateurs ; ce n’est pas vous qui, en cas de bataille, iriez faire le boucher dans les rues de Paris, transformées en abattoir ; il faut être triple comme M. de Guise, et avoir un bras droit qui s’appelle Charles et un bras gauche qui s’appelle Louis. Or, le duc a fort bien tué le jour de la Saint-Barthélemy ; que vous en semble, François ?
— Trop bien tué, sire ?
— Oui, peut-être. Mais vous ne répondez pas à ma question, François. Quoi ! vous aimeriez faire le métier que je viens de dire ! vous vous frotteriez aux cuirasses faussées de ces badauds et aux casseroles qu’ils se mettent sur le chef en guise de casques ? Quoi ! vous vous feriez populaire, vous, le suprême seigneur de notre cour ? Mort-de-ma-vie, mon frère, comme on change avec l’âge !
— Je ne ferais peut-être pas cela pour moi, sire, mais je le ferais certes pour vous.
— Bon frère, excellent frère, dit Henri en essuyant du bout du doigt une larme qui n’avait jamais existé.
— Donc, dit François, cela ne vous déplairait pas trop, Henri, que je me chargeasse de cette besogne que vous comptez confier à M. de Guise ?
— Me déplaire à moi ! s’écria Henri. Cornes du diable ! non cela ne me déplaît pas, cela me charme, au contraire. Ainsi, vous aussi, vous aviez pensé à la Ligue ! Tant mieux, mordieu ! tant mieux. Ainsi, vous aussi, vous aviez eu un petit bout de l’idée, que dis-je, un petit bout ? le grand bout. D’après ce que vous m’avez dit, c’est merveilleux, sur ma parole. Je ne suis entouré, en vérité, que d’esprits supérieurs ; et je suis le grand âne de mon royaume.
— Oh ! Votre Majesté raille.
— Moi ! Dieu m’en préserve ; la situation est trop grave. Je le dis comme je le pense, François ; vous me tirez d’un grand embarras, d’autant plus grand, que, depuis quelque temps, voyez-vous, François, je suis malade, mes facultés baissent. Miron m’explique cela souvent, mais voyons, revenons à la chose sérieuse ; d’ailleurs, qu’ai-je besoin de mon esprit, si je puis m’éclairer à la lumière du vôtre ? Nous disons donc que je vous nommerai chef de la Ligue, hein ?
François tressaillit de joie.
— Oh ! dit-il, si Votre Majesté me croyait digne de cette confiance !
— Confiance ? ah ! François, confiance ? du moment où ce n’est pas M. de Guise qui est ce chef, de qui veux-tu que je me défie ? de la Ligue elle-même ? est-ce que par hasard la Ligue me mettrait en danger ? Parle, mon bon François, dis-moi tout.
— Oh ! sire, fit le duc.
— Que je suis fou ! reprit Henri ; dans ce cas, mon frère n’en serait pas le chef, ou, mieux encore, du moment où mon frère en serait le chef, il n’y aurait plus de danger. Hein ! c’est de la logique, cela, et notre pédagogue ne nous a pas volé notre argent ; non, ma foi, je n’ai pas de défiance. D’ailleurs, je connais encore assez d’hommes d’épée en France pour être sûr de dégainer en bonne compagnie contre la Ligue, le jour où la Ligue me gênera trop les coudes.
— C’est vrai, sire, répondit le duc avec une naïveté presque aussi bien affectée que celle de son frère, le roi est toujours le roi.
Chicot rouvrit un œil.
— Pardieu, dit Henri. Mais malheureusement à moi aussi il me vient une idée ; c’est incroyable combien il en pousse aujourd’hui, il y a des jours comme cela.
— Quelle idée ? mon frère, demanda le duc, déjà inquiet, parce qu’il ne pouvait pas croire qu’un si grand bonheur s’accomplît sans empêchement.
— Eh ! notre cousin de Guise, le père, ou plutôt qui se croit le père de l’invention, notre cousin de Guise s’est probablement bouté dans l’esprit d’en être le chef. Il voudra aussi du commandement ?
— Du commandement ? sire !
— Sans doute ; sans aucun doute même, il n’a probablement nourri la chose que pour que la chose lui profitât. Il est vrai que vous dites l’avoir nourrie avec lui. Prenez garde, François, ce n’est pas un homme à être victime du Sic vos non vobis… vous connaissez Virgile, nidificatis, aves.
— Oh ! sire.
— François, je gagerais qu’il en a la pensée. Il me sait si insoucieux !
— Oui ; mais, du moment où vous lui aurez signifié votre volonté, il cédera.
— Ou fera semblant de céder. Et je vous l’ai déjà dit : Prenez garde, François, il a le bras long, mon cousin de Guise. Je dirai même plus, je dirai qu’il a les bras longs, et que pas un dans le royaume, pas même le roi, ne toucherait comme lui, en les étendant, d’une main aux Espagnes et de l’autre a l’Angleterre, à don Juan d’Autriche et à Élisabeth. Bourbon avait l’épée moins longue que mon cousin de Guise n’a le bras, et cependant il a fait bien du mal à François Ier, notre aïeul.
— Mais, dit François, si Votre Majesté le tient pour si dangereux, raison de plus pour me donner le commandement de la Ligue, pour le prendre entre mon pouvoir et le