— Oh ! quel temps vous avez mis, monsieur, à me faire faire cette réflexion consolante. Vous êtes un fidèle serviteur, sur ma parole ! vous m’avez vu sombre, affligé ; vous m’avez ouï parler des rêves funèbres que je faisais depuis la mort de cette femme, moi dont la sensibilité n’est pas banale, Dieu merci… et vous m’avez laissé vivre ainsi, lorsque avec ce seul doute, vous pouviez m’épargner tant de souffrances !… Comment faut-il que j’appelle cette conduite, monsieur ?….
Le duc prononça ces paroles avec tout l’éclat d’un courroux prêt à déborder.
— Monseigneur, répondit Monsoreau, on dirait que Votre Altesse dirige contre moi une accusation…
— Traître ! s’écria tout à coup le duc en faisant un pas vers le grand veneur, je la dirige et je l’appuie… Tu m’as trompé ! tu m’as pris cette femme que j’aimais.
Monsoreau pâlit affreusement, mais ne perdit rien de son attitude calme et presque fière.
— C’est vrai, dit-il.
— Ah ! c’est vrai… l’impudent, le fourbe !
— Veuillez parler plus bas, monseigneur, dit Monsoreau toujours aussi calme. Votre Altesse oublie qu’elle parle à un gentilhomme, à un bon serviteur.
Le duc se mit à rire convulsivement.
— À un bon serviteur du roi ! continua Monsoreau aussi impassible qu’avant cette terrible menace.
Le duc s’arrêta sur ce seul mot.
— Que voulez-vous dire ? murmura-t-il.
— Je veux dire, reprit avec douceur et obséquiosité Monsoreau, que, si monseigneur voulait bien m’entendre, il comprendrait que j’aie pu prendre cette femme puisque son Altesse voulait elle-même la prendre.
Le duc ne trouva rien à répondre, stupéfait de tant d’audace.
— Voici mon excuse, dit humblement le grand-veneur ; j’aimais ardemment mademoiselle de Méridor…
— Moi aussi ! répondit François avec une inexprimable dignité.
— C’est vrai, monseigneur, vous êtes mon maître ; mais mademoiselle de Méridor ne vous aimait pas.
— Et elle t’aimait, toi ?
— Peut-être, murmura Monsoreau.
— Tu mens ! tu mens ! tu l’as violentée comme je la violentais. Seulement, moi, le maître, j’ai échoué ; toi, le valet, tu as réussi. C’est que je n’ai que la puissance, tandis que tu avais la trahison.
— Monseigneur, je l’aimais.
— Que m’importe, à moi ?
— Monseigneur…
— Des menaces, serpent ?
— Monseigneur ! prenez garde ! dit Monsoreau en baissant la tête comme le tigre qui médite son élan. Je l’aimais, vous dis-je, et je ne suis pas un de vos valets comme vous disiez tout à l’heure. Ma femme est à moi comme ma terre ; nul ne peut me la prendre, pas même le roi. Or j’ai voulu avoir cette femme, et je l’ai prise.
— Vraiment ! dit François en s’élançant vers le timbre d’argent placé sur la table, tu l’as prise, eh bien ! tu la rendras.
— Vous vous trompez, monseigneur, s’écria Monsoreau en se précipitant vers la table pour empêcher le prince d’appeler. Arrêtez cette mauvaise pensée qui vous vient de me nuire, car si vous appeliez une fois, si vous me faisiez une injure publique…
— Tu rendras cette femme, te dis-je.
— La rendre, comment ?… Elle est ma femme, je l’ai épousée devant Dieu.
Monsoreau comptait sur l’effet de cette parole, mais le prince ne quitta point son attitude irritée.
— Si elle est ta femme devant Dieu, dit-il, tu la rendras aux hommes !
— Il sait donc tout ? murmura Monsoreau.
— Oui, je sais tout. Ce mariage, tu le rompras ; je le romprai, fusses-tu cent fois engagé devant tous les dieux qui ont régné dans le ciel.
— Ah ! monseigneur, vous blasphémez, dit Monsoreau.
— Demain, mademoiselle de Méridor sera rendue à son père ; demain tu partiras pour l’exil que je vais t’imposer. Dans une heure, tu auras vendu ta charge de grand-veneur : voilà mes conditions, sinon, prends garde, vassal, je te briserai comme je brise ce verre.
Et le prince, saisissant une coupe de cristal émaillée, présent de l’archiduc d’Autriche, la lança comme un furieux vers Monsoreau qui fut enveloppé de ses débris.
— Je ne rendrai pas la femme, je ne quitterai pas ma charge et je demeurerai en France, reprit Monsoreau en courant à François stupéfait.
— Pourquoi cela… maudit ?
— Parce que je demanderai ma grâce au roi de France, au roi élu à l’abbaye de Sainte-Geneviève, et que ce nouveau souverain, si bon, si noble, si heureux de la faveur divine, toute récente encore, ne refusera pas d’écouter le premier suppliant qui lui présentera une requête.
Monsoreau avait accentué progressivement ces mots terribles ; le feu de ses yeux passait peu à peu dans sa parole, qui devenait éclatante.
François pâlit à son tour, fit un pas en arrière, alla pousser la lourde tapisserie de la porte d’entrée, puis, saisissant Monsoreau par la main, il lui dit, en saccadant chaque mot comme s’il eût été au bout de ses forces :
— C’est bien… c’est bien…, comte, cette requête, présentez-la-moi plus bas… je vous écoute.
— Je parlerai humblement, dit Monsoreau redevenu tout à coup tranquille, humblement comme il convient au très humble serviteur de Votre Altesse.
François fit lentement le tour de la vaste chambre, et, quand il fut à portée de regarder derrière les tapisseries, il y regarda chaque fois. Il semblait ne pouvoir croire que les paroles de Monsoreau n’eussent pas été entendues.
— Vous disiez ? demanda-t-il.
— Je disais, monseigneur, qu’un fatal amour a tout fait. L’amour, noble seigneur, est la plus impérieuse des passions… Pour me faire oublier que Votre Altesse avait jeté les yeux sur Diane, il fallait que je ne fusse plus maître de moi.
— Je vous le disais, comte, c’est une trahison.
— Ne m’accablez pas, monseigneur, voilà quelle est la pensée qui me vint. Je vous voyais riche, jeune, heureux ; je vous voyais le premier prince du monde chrétien.
Le duc fit un mouvement.
— Car vous l’êtes… murmura Monsoreau à l’oreille du duc ; entre ce rang suprême et vous, il n’y a plus qu’une ombre, facile à dissiper… Je voyais toute la splendeur de votre avenir, et comparant cette immense fortune au peu de chose que j’ambitionnais, ébloui de votre rayonnement futur qui m’empêchait presque de voir la pauvre petite fleur que je désirais, moi chétif, près de vous, mon maître, je me suis dit :…laissons le prince à ses rêves brillants, à ses projets splendides ; là est son but ; moi, je cherche le mien dans l’ombre… À peine s’apercevra-t-il de ma retraite, à peine sentira-t-il glisser la chétive perle que je dérobe à son bandeau royal.
— Comte ! comte ! dit le duc, enivré malgré lui par la magie de cette peinture.
— Vous me pardonnez, n’est-ce pas, monseigneur ?
À ce moment, le duc leva les yeux. Il vit au mur, tapissé de cuir doré, le portrait de Bussy, qu’il aimait à regarder parfois comme il avait jadis aimé à regarder le portrait de La Mole. Ce portrait avait l’œil si fier, la mine si haute, il tenait son bras si superbement arrondi sur la hanche, que le duc se figura voir Bussy lui-même avec son œil de feu, Bussy qui sortait de la muraille pour l’exciter à prendre courage.
— Non, dit-il, je ne puis vous pardonner : ce n’est pas pour moi que je tiens rigueur, Dieu m’en est témoin ; c’est parce qu’un père en deuil, un père indignement abusé, réclame sa fille, c’est parce qu’une femme, forcée à vous épouser, crie vengeance contre vous, c’est parce que, en un mot, le premier devoir d’un prince est la justice.
— Monseigneur !