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LA VILLE SANS FEMMES

— Dans le terrible combat du 15 juin 1918…

— Moi aussi !…

Et à force de précisions et de souvenirs, d’évocations de lieux et de dates, de récits d’avances et de reculs, les deux hommes finissent par établir, sans aucun doute possible, cette chose stupéfiante qu’il y a vingt-deux ans, ils se sont trouvés l’un en face de l’autre, l’arme à la main, dans un coin de l’Europe, dans le Trentin, où ils auraient pu s’entretuer ! Aujourd’hui, les voici tous deux, côte à côte, internés de guerre, sur des lits d’hôpital, quelque part au Canada. Que le monde est petit et quel vent de folie l’emporte !


***


Les internés atteints d’une maladie grave, ceux que nous appelons proprement « les patients » (et qui sont souvent des « impatients », c’est-à-dire des névrosés), sont relativement peu nombreux. Mais la grippe, l’influenza et tant d’autres indispositions légères qui exigent néanmoins des soins amènent à tour de rôle à l’hôpital tous les hommes du camp. L’hôpital devient ainsi un excellent observatoire psychologique. D’autant plus que les internés qui y défilent, par le seul fait qu’ils sont malades, exercent sur eux-mêmes une maîtrise moins vigilante qu’à l’ordinaire et se révèlent avec plus de sincérité. Il est donc naturel que le préposé aux écritures à l’hôpital pose habituellement comme première question, en arrivant, le matin :

— Avons-nous des clients de marque aujourd’hui ?