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NOCTURNE

Placidement il se retourne et continue à ronfler, mais sur un ton plus bas, presque caverneux.

Les sonorités remplissent l’atmosphère où s’appesantit le souffle des soixante hommes de la baraque qui noient leur amertume et leur chagrin dans l’oubli du sommeil. Tout à coup, un dormeur semble vouloir parler. Un son rauque, puis la voix s’éteint dans la gorge, étouffée par une sorte de râle. Le mot, indistinct, qui allait sortir de sa bouche semblait un nom… le nom d’une femme. Sa femme.

Un peu plus loin, un garçon taillé en hercule, le grand « Dan », qui, pendant la journée, jongle aisément avec les poids de 200 livres, se plaint par petits cris.

Plus loin, un autre geint.

Toute la baraque, saoulée de fatigue et d’ennui, exhale une sorte de plainte dans laquelle se précisent de temps à autre des noms de femmes.

Mais tout cela est-il bien vrai ? Tout cela n’est-il qu’un cauchemar ? Est-ce moi qui suis dans la réalité et le rêve ne serait-il pas plutôt de l’autre côté du cercle de fils de fer barbelés ? Ai-je bien vécu avant de venir ici ?

Ma vie, ou plutôt la vie tout court, n’a-t-elle pas commencé le 10 juin dernier, le jour où…

Au fait, la voilà bien, la première sensation en profondeur ressentie après les événements qui se sont déroulés ces jours derniers à la vitesse vertigineuse des photographies d’un film. La sensation poignante que la brusque coupure produite dans le cours normal de l’existence, l’arrachement violent du milieu affectif et social, a eu pour