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LA VILLE SANS FEMMES

C’est un homme d’âge mûr : un vétéran de l’autre guerre. Il a l’air bon. Son front est barré d’une ride profonde.

Qui sait ? Il a peut-être lui aussi du chagrin… Une femme, des enfants, un foyer quelque part auquel il pense, à cette même minute, avec le même degré d’intensité…

Nous voici donc, lui et moi, deux hommes que rien, personnellement, ne divise ; qui devrions nous comprendre, nous entendre, fraterniser…

Et, pourtant, si je faisais un seul geste pour franchir cette zone défendue de sept ou huit verges qui nous sépare, cet homme me tirerait dessus, et m’abattrait sur place…

Une idée folle me saisit… Pourquoi pas ?

Au milieu du léger brouillard qui accompagne la pluie, quelque chose flotte et s’en va à la dérive. C’est mon esprit qui n’a plus de consistance, plus de cohésion.

Je me sens irrésistiblement attiré par le gouffre béant qui est là devant moi… le petit espace de terre mouillée et noirâtre qui me sépare du fil de fer barbelé.

Je le mesure du regard. Exactement un pas…

Plus que ce pas à franchir, et c’est la fin, la délivrance, le néant, le rien absolu, le calme, le repos !… Plus de peines, plus de tourments, plus de bruit. Les idées que j’ai dans le cerveau, les élans qui enflamment mon âme : mon présent, mon passé, tout ce que j’ai été, tout ce que je pourrais devenir, mon nom lui-même dis-