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bile, immobile et sans amour ; oh, quand le jour où elle se donnera, si non aimante la voici, blanche silhouette et féminine ; mais tout au fond de cette âme n’y aurait-il, humble, ignoré, un très peu de naissante simple amitié ? ma constante dévotion n’a pas pu ne point la toucher : l’amour filtre en le cœur aimé ; le désir sollicite et attire ; c’est un aimant, aimer ; pourquoi au profond de son être une affectuosité ne serait-elle née, apte à grandir, féconde d’un amour ; alors, si en ses paroles comme en ses yeux elle se tait, hors les voix et les regards et hors rien de l’apparent mais en l’intime cordial germerait l’amitié ; berçons-nous en mon souhait le plus chimérique ; quelque jour elle aimerait, l’enfant ; l’enfant qui est assise là et dont le corps longe mon corps ; si frêle, l’enfant insoucieuse qui près moi s’abandonne, dans la nuit fraîche, au songe du ne-pas-penser ; vers le ciel clair d’étoiles. Par les confuses routes, les routes indistinctes des horizons, en l’ondoîment de notre marche de rêve, et sous le bas ronflement harmonique des roues dans les rues, le continu enroulement de l’heureuse voiture où les deux nous allons… à ma Léa amoureusement je parle, afin uniquement que des paroles dans le soir à elle montent, et je parle :

— « Mon amie, à quoi rêvez-vous ? »

Vers moi elle laisse un regard, pâlement, comme sans pensée ; elle se tait ; sur les pavés rudement roule la voiture ; Léa, de nouveau, en face regarde, muette ; elle ne rêve pas, elle ne songe pas, l’ignorante du désir, l’enfant là immobile ; à quoi rêvez-vous ? à rien ; à quoi rêvez-vous ? je ne sais ; à quoi rêvez-vous ? je ne puis ; à quoi et à quoi rêvez-vous ? à rien, je ne puis, je ne sais, je ne rêve et je ne pense, hélas, hélas ; je ne te donnerai pas le rêve, et éternellement seras-tu l’immobile et sans amour ? vaguement devant soi elle regarde ; le