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— « Qu’avez-vous ? ah, je suis lasse… quelle heure est-il ?

— « Pas tard encore, demeurez. »

La voilà immobile, si finement jolie, si jeunement, et coquette ; oh, la triste existence qu’est la sienne ; à celui qui l’aime, quel amour faut, pour lui dulcifier les amertumes ! pauvre qui va, elle de vingt ans, livrée aux mauvaises heures… ensemble, au contraire, ainsi dormir, en un oubli ; les deux, ensemble, elle en la sûreté de ma foi, moi dans son charme ; et parmi les choses qui sont, communément, les deux, joyeusement… nous irons ce soir ainsi, au dehors, sous des ombrages, pendant de lointaines musiques… « tu m’aimes » — « et toi tu m’aimes » … oui, ne disons plus « je t’aime », mais nos confessions « tu m’aimes » et « tu m’aimes » et baisons-nous… elle dort ; moi je sens que je m’endors ; j’entreferme mes yeux… voilà son corps ; sa poitrine qui monte et monte ; et le très doux parfum mêlé… la belle nuit d’avril… tout-à-l’heure nous nous promènerons… l’air frais… nous allons partir… tout-à-l’heure… les deux bougies… là… au cours des boulevards… « j’t’aim’mieux qu’mes moutons »… j’t’aim’mieux… cette fille, yeux éhontés, frêle, aux lèvres… la chambre… la cheminée haute… la salle… mon père… les trois assis, mon père, ma mère… moi-même… pourquoi ma mère ainsi pâle ?… elle me regarde… nous allons dîner, oui, sous le bosquet… la bonne… apportez la table… Léa… elle dresse la table… mon père… le concierge… une lettre… une lettre d’elle ?… merci… un ondoîment, une rumeur, un lever de cieux… et vous, à jamais l’unique, la Primitive-aimée… Antonia… tout scintille… vous riez-vous ?… les becs de gaz infiniment… oh… la nuit… froide et glacée, la nuit……… Ah !  !  ! mille épouvantements !  !  ! quoi ?… quoi me pousse, m’arrache, me tue ?… rien… un rire… la chambre… et cette femme… Léa… Sapristi, m’étais-je endormi ?…