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— « Ah, je suis fatiguée ; je n’en puis plus ; j’ai envie de dormir. »

— « Qu’est-ce donc que vous avez ? »

— « Je suis fatiguée. »

— « Vous vous êtes énervée à attendre au théâtre. »

— « Oh, ce n’est pas cela. »

— « Vous êtes restée là, sur une chaise, vous qui êtes toujours en l’air ; vous ne pouvez vous fixer un moment en place. »

— « Très bien ; moquez-vous de moi ; quand voilà un quart d’heure que je n’ai pas bougé d’ici. »

Je la taquine.

— « Immobile ou non, vous êtes toujours adorable. »

— « Ah… charmant… »

Elle n’apprécie jamais mes traits d’esprit ; pas moyen de plaisanter avec les femmes ; que dire alors ? Elle se lève ; lentement elle va à la fenêtre ; et ondule son frêle corps bien potelé ; dans son cou les brins blonds de ses cheveux ; elle écarte les rideaux : elle regarde dehors. Que mollement on est sur ce divan ! et, tout à l’alentour, la clarté apâlie des murs blancs et des glaces. Elle :

— « Il fait un beau temps ce soir ; cela me remettrait peut-être, sortir un peu… »

— « Voulez-vous ? »

La voilà maintenant qui consent ; n’ayons pourtant pas l’air de triompher ; elle s’assied sur le bord du piano ; nous nous taisons. Au restaurant, ce soir, l’étrange homme, cette espèce d’avoué. Léa feuillette un paquet de musique, d’une main, sur le piano ; il faut que je parle ; elle va s’ennuyer, tellement elle a la peur qu’on demeure bouches closes ; il faut que je parle, absolument. Nous voilà l’un en face de l’autre ; cela ne peut durer ; je serais ridicule. Ah, ses histoires avec son horrible mère…