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Ce n’est pas ainsi que je devais agir ; vaines, impuissantes violences, qui n’ont rien opéré qu’à jamais l’écarter de moi. Je ne l’ai plus eue ; jamais plus je ne l’ai eue ; et je n’ai pas su être son amant, pas su être son ami, je n’ai même pas su être celui qui l’achète… Hélas, et elle aurait pu m’aimer ; si les choses avaient été autres, si mes actions avaient été autres, si j’avais su l’heure précise et subtile à toucher son cœur, le temps et le lieu, la fugace minute en un banal et très décisif soir et l’instant où son âme à moi s’aurait pu donner, et si je m’étais fait aimer. Des préalables possibilités s’est enfuie celle-là. Alors eût été l’amour, aussi aisément alors l’amour que fatalement aujourd’hui le fatal éloignement des êtres. Hélas, cœur perdu, chair perdue, amour en sa moisson dispersé ; c’est fini de mes attentes ; tout a péri… hélas… nous n’irons plus aux bois.

« Mardi premier mars, onze heures du soir .......... »

C’est mon projet de discours ; je m’étais promené très loin ; et ici, seul, j’avais voulu fixer ce que le lendemain, quand elle me recevrait, je lui dirais.

« Mardi premier mars, onze heures du soir.

» Une fois dans sa chambre, entre mes bras la tenant, je lui dirais : — Vous ne croyez pas que je vous aime ? — Oh puisse l’action que je vais faire retomber bienfaisamment sur sa pauvre âme .......... »

Le soir où j’ai écrit cela est le soir où je m’étais rencontré, dans le boulevard, à cette fille aux grands yeux vagues, qui marchait ; mollement, languissante, en son costume d’ouvrière besogneuse, sous les arbres nus et le frais du soir clair de mars, marchant mollement ; je passais près elle ; de ses yeux elle regarda, très faible et molle ; oh, si faiblement, sans un geste, d’un regard vague, et pudiquement ; chair de vierge et martyre incarnée en chair vile, quelque chose angélique, hommes,