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V


Puisque je n’ai rien dont m’occuper, examinons un peu, mais sérieusement, ce que je dois faire ce soir chez Léa ; évidemment, demeurer avec elle jusqu’à minuit ou une heure, puis m’en aller ; le nécessaire est qu’elle comprenne la raison d’une telle conduite ; ah, que c’est difficile à expliquer !… En cette chambre je suis mal ; allons dans le salon ; debout ; les bougies sur le bureau ; je n’ai qu’à me promener de long en large dans le salon, devant la cheminée, les deux fenêtres ; tirons les rideaux ; dans le salon, nonchalamment, de long en large. Que songé-je ? C’est très ennuyeux, quand je veux réfléchir quelque chose, que je parte aussi tôt en des divagations. Il faut pourtant que je sache ce que je ferai ce soir ; je ne puis laisser tout au hasard ; mon devoir est d’exposer à Léa… D’abord m’est nécessaire l’occasion de partir spontanément ; déjà, plusieurs fois, comme elle ne me disait pas que je reste, je semblais, m’en allant, être mis gentiment à la porte. Ce soir, elle consentira peut-être à ce que je reste ; admettons qu’elle consente ; alors je lui dirai que sans doute mieux nous vaut que je la quitte ; pourquoi resterais-je, si elle ne m’aime pas assez pour me retenir de son plein gré ? Ainsi lui répondrai-je. C’est difficile ; je ne sais comment je réussirai ; elle sera stupéfaite ; elle me regardera de ses grands yeux exagérément ébahis et railleusement à demi ; comme le jour où j’ai voulu la gronder ; avec ses façons alertes d’aller, de venir, ses petits gestes tour-à-tour rapides et paresseux ; le jour aussi où elle a jeté son chapeau dans la jardinière ; son chapeau gris de perle ; elle s’est mise à rire, à rire ; la folle… Suis-je distrait ! je n’arriverai jamais à fixer mon esprit sur un point ; c’est à en désespérer.