Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la diffusion du nombre, que l’on peut enlever d’un mot, diriger d’un geste et ruer à l’accomplissement d’une œuvre dont la portée lui échappe. Tous deux aussi avaient eu, avaient encore le même rêve : renouveler et réussir l’acte du 1er prairial an III, dût-on porter au bout des piques la tête de quelques Féraud[1].

Blanqui était un ravagé, plus de la moitié de son existence s’était écoulée en prison ; l’envie qui le rongeait avait dévoré sa substance ; il avait l’aspect décharné, presque transparent de ces statues de moines que le moyen âge, à l’heure de la faim universelle, sculptait au flanc des cathédrales.

Les mains couvertes de gants noirs, selon son invariable habitude, le regard inquiet comme celui des fauves traqués par les chiens, de sa voix sans modulation, lentement, approuvé du geste par Delescluze, il exposa le plan de conduite qu’il conseillait et qui fut adopté : « Les gens des Tuileries et des ministères ne sont plus que des fantômes ; au jour, ils auront disparu. Un seul pouvoir peut subsister, le Corps législatif, pourri jusqu’aux os, vendu à l’Empire. Demain, toute la garde nationale, avec ou sans armes, doit se réunir place de la Concorde, sur le pont, sur les quais, dans la rue de Bourgogne, forcer l’entrée de la salle des délibérations, jeter les représentants à la Seine et proclamer le gouvernement du peuple, qui seul peut sauver la patrie en danger. Donc, le mot d’ordre doit être transmis de toutes parts, afin que la nation armée se fasse justice elle-même. »

Jules Favre — car il était là — dit : « Le Corps législatif est convoqué aujourd’hui même à minuit, pour une séance extraordinaire. Nous avons lieu de croire que l’on médite un coup d’État. » Quelques rumeurs s’apaisèrent lorsque Delescluze prit la parole : « On ne fait point de coup d’État avec une assemblée. La séance de cette nuit n’aura aucun résultat, surtout si l’opposition récuse toute discussion et reste silencieuse. Personne, ni dans le gouvernement, ni dans les Chambres, n’a le tempérament qui serait nécessaire dans les circonstances actuelles. On parlera, mais on n’agira pas. La journée de demain trouvera les choses en l’état où elles

  1. Le 1er prairial an III (20 mai 1795), une insurrection populaire éclata à Paris ; la salle de la Convention fut envahie ; le député Féraud fut blessé, puis décapité dans les couloirs ; sa tête, placée au bout d’une pique, fut présentée au président de l’Assemblée et promenée au-dehors. (N. d. É.)