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récent, si insolite, que l’on est en pleine confusion. C’est le chaos ; patience ; le Fiat lux sera prononcé.

En voyant l’évolution extraordinaire qui s’accomplit et dont nous sommes les moteurs, on crie : « C’est la fin du monde. » Non ; c’est la fin d’un monde ; ce qui n’est pas la même chose. On nous raille, je ne l’ignore pas ; mais peut-être, sans chercher longtemps, trouverait-on plus d’inquiétude que de gaieté dans les facéties dont nous sommes l’objet. En apprenant les réjouissances trop bruyantes de Paris, à la veille de l’ouverture de l’Exposition universelle de 1878, Bismarck a dit : « Peste ! la France a l’agonie folâtre. » Laissez-le dire ; il en a dit bien d’autres et de plus vraies, en ses heures de sincérité, ne serait-ce que celle-ci : « Je ne comprends pas que deux souverains puissent se rencontrer sans rire de ce qu’on les respecte encore et sans trembler de ce qu’on les respecte si peu. »

Est-ce demain que s’apaisera le tourbillon dont nous sommes enveloppés et que nous prenons trop volontiers pour une tempête ? Je ne le crois pas ; j’ai peur que la France ne soit pas au bout de ses infortunes et que bien des convulsions ne l’agitent encore. L’esprit de l’homme a des volcans qui ne dorment pas toujours et qui ont des éruptions terribles. Il a fallu la guerre de Trente Ans pour assurer la liberté de conscience ; peut-être faudra-t-il bien des luttes pour que la France démocratique — qui est, sans contredit possible, la France de l’avenir — trouve sa formule, l’applique, lui donne un corps et en tire l’ensemble des institutions consenties où elle rencontrera le repos, la grandeur et la prospérité.

Bernardin de Saint-Pierre a dit, et après lui les saint-simoniens ont répété : « L’âge d’or est devant nous. » Puisse cette parole être une vérité, et nos descendants, meilleurs, plus sages, moins égoïstes que nous, voir se lever l’astre de l’ère nouvelle.

Il est possible que tout ceci ne soit qu’un rêve ; mais n’est-ce pas le propre des vieillards de rêver, en remuant les cendres de leurs souvenirs, et de souhaiter que le bonheur qu’ils n’ont pas su atteindre soit le partage de leurs enfants !

Baden-Baden, 29 octobre 1888.