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édifice sur un terrain qui lui était favorable, il serait injuste d’exiger de la démocratie qu’elle s’improvisât et entrât d’un seul élan dans la perfection. Un siècle, qu’est-ce que cela dans la vie d’une nation !

Ceux qui parlent du bon temps d’autrefois — qu’ils n’ont pas connu — sont des niais ; leurs récriminations me rappellent les rabâchages du vieux Nestor. Dieu me garde de les imiter ! Certes, j’ai été jeune et, comme d’autres, j’ai regretté les heures de ma primevère ; mais, entre ce regret égoïste et le regret général des choses disparues, il y a un abîme. Désespérer de mon pays parce qu’il me fait traverser une période qui me déplaît serait une absurdité dont ma raison s’indignerait. Je constate en lui une puissance de vivre que j’admire et, dans ses excès même, je reconnais une énergie qui me rassure. Par l’histoire, je suis contemporain de toutes les époques et je n’ignore pas les phases par où nous avons passé : il en fut de meilleures, je le sais, mais combien ont été pires, plus basses, humiliantes ou forcenées !

Tout concourt à nous troubler et, dans le mouvement des idées dont le choc est perpétuel, il y a, lorsque l’on a dépassé un certain âge, un effet d’ahurissement analogue à celui que jadis nous a produit notre premier voyage en chemin de fer. Nous étions accoutumés à plus de calme, à plus de lenteur, je dirai le mot : à plus de silence. Le bruit qui se fait à la tribune, dans la rue, dans les journaux, nous étourdit. Défaut d’habitude ; nos enfants y seront accoutumés dès le berceau.

Le tumulte est énorme, j’en conviens, et blesse les oreilles délicates. Chacun s’y associe et cherche à crier plus fort que son voisin. Il n’est pas jusqu’à la science et à l’industrie qui n’y participent et n’impriment à toute chose une rapidité énervante. Une invention n’a pas été expérimentée qu’elle est remplacée par une autre. Sans le savoir, elles apportent leur contingent d’efforts à la solution du problème moderne. La création de l’imprimerie a plus fait pour la Réforme que les prêches de Luther et que l’épée de l’électeur de Saxe. La vapeur, l’électricité et les prodiges qu’elles accomplissent sont des facteurs d’une incomparable puissance pour la diffusion des idées, la transformation du travail et l’accroissement de la richesse. La découverte des masses de métaux précieux qui ont été répandus sur le monde, sous forme de monnaies, a bouleversé les lois économiques qui régissaient jadis les intérêts des peuples et des individus. Tout est si