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il m’a dit : « Dans l’état actuel des choses, nulle ambition ne peut m’être interdite. »

« Au-dedans et au-dehors, il eût été utile. Au milieu des cartes biseautées avec lesquelles on joue le sort de la France, il était un atout sincère, qui pouvait gagner la partie. Les dieux ne l’ont pas voulu. Il n’avait pas soixante ans ; il était solide, actif, blond, de visage agréable, avec l’accent un peu traînant et une certaine lenteur d’élocution. Les Allemands le respectaient, je le sais ; ils désiraient le voir président de la République ; ils disaient : « Avec lui, nous sommes certains d’avoir la paix, car il connaît bien les questions militaires » ; parole cruelle, mais justifiée par la différence d’organisation, d’esprit et de discipline des deux peuples. La mort de Gambetta est un malheur, celle de Chanzy est un désastre. »

Que de fois, depuis que ces lignes ont été écrites, ai-je entendu des hommes considérables dans la politique, dans les lettres, dans l’administration, dans l’armée, dire : « Ah ! si ce pauvre Chanzy était encore là ! » Il n’y est plus, bonnes gens, et jusqu’à présent personne ne l’a remplacé. On lui a dressé une statue en son pays natal, à Buzancy, dans le département des Ardennes, non loin de la frontière où les armées ont combattu. Il avait l’âme bien pondérée ; même victorieux, il n’eût point été conquérant. Un jour que nous allions ensemble de Châlons à Nancy, seuls dans le coupé d’un wagon, et que nous parlions d’une guerre de revanche possible, je lui dis : « En admettant que vous soyez vainqueur, reprendriez-vous les frontières du Rhin ? » Très rapidement, comme un homme qui a étudié un problème et qui l’a résolu, il me répondit : « Jamais ; nous ne reprendrons que ce que la France a perdu en 1870 ; sans cela, ce serait toujours à recommencer. Si nous écrasons l’ennemi, s’il est à notre merci, comme nous avons été à la sienne, nous lui enlèverons la Prusse rhénane et le Palatinat bavarois, pour en faire deux principautés indépendantes et neutralisées, qui serviront de tampon entre l’Allemagne et nous. » Puis, il ajouta avec une certaine mélancolie : « Voyez-vous, quand on fait la guerre, on sait que c’est ce qu’il y a de plus abominable au monde et on efface d’un traité tout ce qui pourrait la faire naître encore. »

Récemment (14 juillet 1888) on a inauguré en grande pompe, et avec toute sorte de discours, le trophée que l’on a élevé à la mémoire, à la glorification de Gambetta ; en bonne justice, on aurait dû se contenter de la statue dressée à