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« Vous n’avez eu qu’un homme de guerre : Chanzy. » En effet, il avait tenu tête aux Allemands et, malgré l’infériorité du nombre, il avait souvent dérouté le prince Frédéric-Charles. Ancien gouverneur de l’Algérie, ancien ambassadeur à Pétersbourg, il avait tout ce qu’il faut pour « être », et il eût été. Il était ambitieux et rêvait la présidence de la République, sinon plus. Il était très fin, habile à débrouiller la pensée d’autrui et à cacher la sienne ; sa loyauté, qui était irréprochable, ne l’empêchait pas d’étudier avec soin la route sur laquelle il devait mettre le pied et de n’y marcher qu’avec prudence. C’était un homme d’action et il ne tenait les hommes de parole qu’en médiocre estime. Il méprisait Gambetta, Grévy, Ferry, Clemenceau et tous les avocats du byzantinisme politique ; il se croyait appelé à les faire taire, à consolider la France, à maintenir la paix, tout en se préparant aux éventualités qu’il prévoyait ; il était persuadé que l’avenir lui réservait un grand rôle, et il n’avait pas tort.

« Gouverneur de l’Algérie, luttant d’astuce avec les hommes de grande tente, matant le parti démocratique, qui n’est là que le rebut du parti démagogique français, triturant la grande diplomatie à Pétersbourg, il avait acquis une souplesse, une rapidité d’évolutions, une habileté de conduite qui, plus tard, eussent été d’un grand secours au pays. Il aimait l’armée, s’en occupait, la défendait contre les innovations périlleuses et lui inspirait une confiance qui eût peut-être été mise à l’épreuve, car, en cas de guerre, c’est à lui que l’on devait remettre la direction des opérations militaires.

« J’ai connu Chanzy, j’avais une vive affection et un respect sincère pour lui. Il avait la passion de la France et n’eût rien négligé pour lui rendre un rang convenable en Europe. Il y avait tâché en Russie, où il avait été apprécié et où il avait laissé d’excellents souvenirs. Bien souvent, le vieux prince Gortschakoff m’en a parlé avec éloges. Les conservateurs, c’est-à-dire les ennemis de la République, et les libéraux modérés ont, plus d’une fois, pensé à lui, avec la secrète espérance de le voir dessiner son personnage. Il restait volontairement dans l’ombre et attendait que le péril fût imminent pour se présenter et dire : « Me voilà ! » Je le crois, du moins, car jamais il ne m’a fait de confidence à cet égard. Un jour cependant que nous causions avec intimité,