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tude : parmi les personnes qui allaient le voir parfois à Camden-Place et qui, comme le dit Lavisse, se faisaient une carrière du bonapartisme, il y avait un Corse nommé Pugliesi-Conti, que j’ai connu plus tard, alors qu’il servait de mentor, de chambellan et, au besoin, de secrétaire au prince Victor, résidant à Heidelberg, afin d’y étudier la langue allemande.

Ce Pugliesi-Conti était assez chétif, maigrelet et petit. Il me raconta qu’étant à Chislehurst le Prince impérial l’avait plaisanté sur sa taille exiguë et lui avait fait endosser un de ses costumes, en lui disant : « Je parie qu’il est trop grand pour vous. » Pugliesi-Conti, en bon courtisan, s’était prêté au travestissement et avait été très fier de démontrer que le vêtement lui allait, comme s’il avait été fait pour lui. Le lendemain le Prince impérial le prit à part et lui dit : « Dès que vous serez rentré à Paris, vous ferez faire un uniforme de général de division à votre mesure et vous me l’apporterez ici, vous-même. Je n’ai pas besoin de vous recommander la discrétion. » Pugliesi-Conti obéit. L’uniforme était, il est peut-être encore à Camden-Place, comme celui de Napoléon III est toujours à Prangins ; l’occasion d’endosser l’un et l’autre ne s’est jamais présentée.

Le Prince impérial, par les journées claires, lorsque le vent d’Est a chassé les brumes, s’en allait seul à Douvres ; il montait sur la falaise, peut-être à l’endroit où le roi Lear expira en baisant les lèvres mortes de sa fille Cordélie, et là, il regardait vers Boulogne que l’on aperçoit dans le lointain, avec les souvenirs de ce camp fameux que l’on quitta en hâte pour marcher vers Austerlitz. Le soir de ces jours-là, à Camden-Place, il était triste, ou plutôt songeur ; on ne lui demandait pas pourquoi, on le devinait. Oui, certes, il eût traversé le détroit, il eût confié à une barque César et sa fortune. Et après ? qui sait si la sagaie des Zoulous ne l’a pas empêché d’être tué par la balle d’un douanier, au moment où il aurait posé le pied sur la terre de France ?

Après la mort du Prince impérial, le parti bonapartiste, qui avait encore, par les souvenirs et par les espérances, de fortes racines dans le pays, s’affaiblit rapidement et se décomposa. Ce qui en subsistait ne tarda pas à se diviser et donna un lamentable spectacle. Sur le radeau de l’Empire, les naufragés s’entre-dévorèrent. Le prince Napoléon et le prince Victor, le père et le fils, se dressèrent l’un contre l’autre, chacun d’eux prétendant être le seul vrai fabricant