Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le gouvernement dont il était le chef, qu’il ne dirigeait pas et auquel même il était tenu d’obéir, était parlementaire jusqu’à l’excès, pour ne pas dire jusqu’à l’absurde.

Il se perdait dans ces conflits d’influences, d’ambitions personnelles, de lâchetés, de sous-entendus plus ou moins avouables, qui sont l’essence même des factions aspirant au pouvoir et dont l’effort tend toujours à renverser pour remplacer ; laide besogne que celle-là et qui a dû souvent l’écœurer. Il ne comprenait rien aux attaques passionnées dont il était l’objet et s’en montrait plus surpris qu’irrité. Rochefort, après son évasion de Nouméa[1], réfugié à Genève, y publiait une Lanterne analogue à celle qui lui avait valu sa notoriété vers la fin du Second Empire. Il ne savait quelle ordure ramasser dans son cerveau pour en salir le maréchal Mac-Mahon, qu’il appelait « Mâche-la-Honte » ; ce qui est peu spirituel. Dans une livraison de ce recueil de saletés, il offrit de parier trente mille francs qu’au matin de la journée de Sedan le maréchal, feignant d’être atteint par un éclat d’obus, afin d’avoir un prétexte pour quitter le champ de bataille, n’avait pas été blessé. On fit lire cela au maréchal, qui leva les épaules et se contenta de dire : « Comment ose-t-on imprimer des bêtises pareilles ? »

Cet honnête homme fourvoyé en politique par de prétendues gens habiles qui ne firent que des maladresses et ne tirèrent aucun parti du pouvoir qu’ils lui avaient infligé pour l’exercer sous son couvert, cet honnête homme dont on riait volontiers et auquel on attribuait des bourdes invraisemblables, se retrouvait tout entier lorsque le sort de la France était en jeu et, avec une lucidité extraordinaire, il sut parer les coups dont nous étions menacés. Au printemps de 1875, l’Assemblée, qui avait, par je ne sais plus quelle loi, mis trop d’officiers en disponibilité, voulut les replacer sous l’épaulette et décréta la création d’un quatrième bataillon effectif pour tous les régiments. Le prince de Bismarck prit la mouche et fit semblant d’être inquiété par ce qu’il nommait les armements de la France. En réalité, il s’était aperçu que la saignée de 1870-1871 ne nous avait pas trop affaiblis, que le paiement à heures fixes de l’indemnité de guerre n’avait point vidé notre escarcelle ; il était surtout scanda-

  1. Déporté en Nouvelle-Calédonie en 1873, à cause de sa participation à la Commune, Rochefort s’était évadé quatre mois après son arrivée à Nouméa. (N. d. É.)