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d’hommes qu’on levait à la hâte, que l’on habillait vaille que vaille, et qui, mal équipés, mal nourris, mal dirigés, s’en allaient mourir au combat pour sauvegarder l’honneur du pays.

Trochu avait l’âme loyale, mais faible ; ferme peut-être en un jour de bataille, mais indécise devant les soubresauts de la politique. Comme Émile Ollivier, avec lequel il offrait tant de points de ressemblance, il avait l’amour de la popularité, cette gloire en gros sous, comme a dit Victor Hugo ; il se grisait de ce vin épais que dédaignent les forts et les délicats. L’alcoolisme de la gloriole est une maladie dangereuse ; le goût, le besoin de l’applaudissement des foules est ce qui entraîne les hommes politiques aux sottises incurables, car alors, au lieu de diriger l’opinion publique, ils lui obéissent ; or l’opinion publique est un navire qui va droit aux écueils, car il est sans boussole et sans gouvernail.

À Paris, qui s’était enfiévré pour une nouvelle idole, on ne parlait plus de l’Empereur, de l’Impératrice, de Palikao, du Corps législatif ; il n’était question que du général Trochu. Lui présent, on n’avait à s’occuper de rien ; il pourvoirait à tout. Il avait mission de sauver la France et la sauverait. On ne croyait pas seulement à ses talents militaires, on affirmait son génie, et l’on disait couramment que si, dès le début de la guerre, il n’avait pas été chargé de diriger les opérations, c’est parce que son mérite exceptionnel excitait la jalousie des autres généraux. Jamais magicien ne fit éclore tant d’espérance, et jamais sorcier ne jeta un plus mauvais sort sur ceux qui l’avaient acclamé. Tant que l’Empire conserva quelque apparence de vitalité, il en fut le serviteur incomplet, timide, mais fidèle. Dès que l’édifice se lézarda et s’inclina vers la ruine, il sentit s’allumer en lui d’étranges ambitions. Dans ce cataclysme, quelle fortune n’était point offerte au sauveur, au victorieux qui rejetterait l’ennemi au-delà des frontières ? Pendant les quelques jours d’illusion et d’aveuglement qui succédèrent au 4 septembre, je ne serais pas surpris qu’il eût entendu le hail ! dont les sorcières ont salué Macbeth sur la bruyère.

Une coïncidence heureuse sembla préluder à la réalisation des espérances qu’inspirait le général Trochu. Une sorte de détente se fit dans l’angoisse dont les cœurs droits étaient oppressés depuis la défaite de Wœrth, car les nouvelles de l’armée de Metz étaient bonnes, ou du moins étaient pré-