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qu’une inondation partielle de la Kinzig avait dû rejeter les lièvres dans de jeunes tailles situées à mi-côte. J’écoutai avec d’autant plus d’attention que je ne fus pas dupe du motif qui l’amenait chez moi ; il cherchait une transition, j’y mis quelque malice et ne la lui offris pas ; enfin il aborda le sujet, se plaignant de l’intempérance du langage des femmes, raillant leurs illusions : « Hier, elles ont assommé l’Empereur de leurs sornettes ; il s’est moqué de Mlle de Bock, dont la pétulance le fatiguait, et lui a fait des contes à dormir debout ; elle ne s’en est même pas aperçue. »

J’eus un éclat de rire et je répondis à Radziwill : « Rassurez-vous, mon prince ; je ne suis le correspondant d’aucun journal et je ne répète jamais ce que j’ai entendu par hasard ; vous pouvez le dire à l’Empereur. » Radziwill se mit à rire également et n’insista pas. Lorsque, reprenant mon sérieux, je lui demandai : « Quand irons-nous à Offenbourg ? » il rit plus fort et me dit : « Nous en recauserons. » Longtemps après, nous avons parlé de cet incident ; il m’a dit : « Je ne sais ce qui, ce jour-là, a pu passer par la tête de l’Empereur. » Qui sait ? peut-être une vision de l’avenir, comme en ont parfois les vieillards.

Pendant que l’empereur d’Allemagne émettait quelques doutes sur le résultat de la tentative de restauration, on n’en éprouvait aucun ni à Paris, parmi les groupes parlementaires, ni à Frohsdorf, dans les entours du comte de Chambord ; d’un côté, l’on estimait que les concessions demandées ne pouvaient être repoussées ; de l’autre, on était persuadé que les conditions imposées seraient acceptées sans résistance ; de part et d’autre on se trompait et, de part et d’autre, on jouait, sans le savoir, une comédie que l’on aurait pu intituler : « Faute de s’entendre ». La certitude du comte de Chambord était telle qu’il avait commandé pour sa femme la voiture d’apparat — cinquante-huit mille francs — chez le carrossier Clochez[1] et qu’il s’était fait faire le costume — le costume spécial — qu’il comptait revêtir, pour rentrer dans sa bonne ville de Paris. Ce costume, qui eût été légendaire et qui démontre que nulle idée moderne

  1. Les carrosses sont comme les livres : habent sua fata. La voiture que le comte de Chambord avait commandée pour faire son entrée dans sa bonne ville de Paris vient de servir au duc de Sparte, fils du roi de Grèce, et à sa femme, la princesse Sophie, sœur de l’empereur d’Allemagne, pour les cérémonies de leur mariage à Athènes (octobre 1889).