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Il n’est cokney de Londres, perruquier de Bergame, maquignon de Budapesth qui ne nous ait honorés de ses avis ; tous les aliborons d’Europe ont rué sur nous leur sottise et leur pitié. Ce fut très pénible.

Les Français étaient-ils plus réservés ou plus sages que la bande cosmopolite qui nous avait envahis et semblait s’être emparée de notre ville saignante et mutilée ? Pas beaucoup plus ; chacun avait son petit projet en tête et le voulait faire prévaloir. Jamais je n’ai entendu autant de calembredaines ; les journaux y aidaient et présentaient, chaque matin, une infaillible solution. Déjà, à cette époque, on sentait que l’opinion publique se cherchait et ne se trouvait pas ; elle ne se divisait pas, elle se pulvérisait. Le pays ne savait, comme l’on dit, à quel saint se vouer ; il avait passé par toutes les formes de la république, de l’empire militaire et conquérant, de la royauté légitime, de la monarchie parlementaire, de l’empire despotique, de l’empire libéral. Il ressemblait à un voyageur égaré, la nuit, dans une forêt ; tous les chemins qu’il a pris l’ont ramené au point de départ.

Une seule chose semblait le préoccuper : se défendre d’avoir désiré la guerre ; il poussa de telles clameurs que l’histoire en reste assourdie et en perd l’esprit de justice. Du monceau de calomnies, de faussetés, de mensonges que l’on a versés sur la réalité des faits, il se dégage ceci : nul n’a voulu accepter la responsabilité d’une lutte qui nous laissa vaincus ; chacun l’eût réclamée avec ardeur si nous eussions été victorieux. Chateaubriand a raison : « Tout mensonge répété devient vérité ; on ne saurait avoir trop de mépris pour l’opinion des hommes. »

Au milieu de l’affaissement général et des compétitions plus bruyantes qu’habiles des partis qui visaient le pouvoir, Thiers se démenait avec désinvolture, comme s’il eût été dans son élément naturel. Il connaissait et mettait en pratique la vieille maxime : Divide et impera. Il divisait et gouvernait. S’il ne tenait en main le sceptre royal, il avait le bâton de commandement présidentiel et ne se faisait faute de s’en servir. Il opposait les monarchistes aux républicains, les républicains aux monarchistes ; à ceux-ci il promettait la république, à ceux-là il laissait entrevoir la monarchie. Il répétait : « Donnez-moi le temps, faites-moi crédit ; que pouvons-nous fonder de sérieux, tant que les troupes allemandes ne seront pas retournées chez elles ? Il faut d’abord