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l’indemnité de guerre ; cela du moins résulte de ce que m’a dit Lavedan. Le comte Lavedan, ultra-clérical, ultra-légitimiste, fort honnête homme et de convictions profondes, est celui qui signe du pseudonyme de Grandlieu les articles un peu trop « conservateurs » du Figaro.

À Bordeaux, au moment de la réunion de l’Assemblée nationale, qui tint sa première séance le 11 février, il était en relations permanentes avec Thiers ; on causait des conditions de la paix, implicitement contenues dans la convention d’armistice, et l’on déplorait la nécessité qui s’imposait d’abandonner à l’ennemi des provinces françaises. Thiers dit alors : « Il ne faut point trop s’échauffer sur cette question ; c’est le jeu des batailles et le sort des populations frontières. C’est peu de chose de céder des territoires, parce que l’on peut toujours les reprendre. Ce qui est grave, bien plus grave, c’est de donner de l’argent, car l’argent sorti d’un pays n’y revient jamais. » Je ne suis pas le seul à avoir reçu ces confidences ; elles ont été rendues publiques par ceux-là mêmes à qui Tiers les a faites[1].

Pouvait-on conserver Metz à la France ? Douloureuse question que j’ai entendu agiter souvent et qui, à l’heure où ces Souvenirs paraîtront, aura sans doute été élucidée par la publication de documents que l’on ignore aujourd’hui (1888). Je dirai ce que j’en sais, mais je dirai d’abord que Thiers ne négligea rien pour arracher à la Prusse la ville devant laquelle Bazaine a mis bas les armes à la tête d’une armée de 175 000 hommes. Frédéric III écrit dans ses notes quotidiennes, à la date du 21 février 1871, c’est-à-dire avant l’arrivée de Thiers à Versailles : « Je suis d’avis que nous renoncions à Metz ; Bismarck aussi. »

Le lendemain, 22 février, à table, Bismarck dit : « Si les Français nous donnaient un milliard de plus, nous pourrions peut-être leur laisser Metz ; nous prendrions alors huit cents millions et nous construirions une forteresse qui serait située

  1. Lavedan, sous la signature de Ph. de Grandlieu, est revenu sur ce fait dans le Figaro du 25 mai 1889 ; voici en quels termes : « M. Thiers m’a dit en 1871, à Bordeaux, une parole terrible dont je ne me suis jamais souvenu sans un frisson de révolte. Nous causions des conditions de la paix. « Cinq milliards et deux provinces, me dit-il, c’est dur. J’aimerais mieux abandonner deux autres provinces et garder les cinq milliards. » Et comme je protestais contre un pareil langage : « Les provinces, s’écria-t-il, on les reprend un jour ou l’autre, tandis que les milliards partis ne reviennent jamais. »