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même. » Un mois plus tard, la Commune semblait lui donner raison[1]. »

Malgré les dispositions relativement conciliantes de Bismarck, la lutte fut parfois violente entre les deux plénipotentiaires. Frédéric III a écrit dans son journal : « 25 février. Thiers a beaucoup parlé. Bismarck a perdu patience, s’est emporté et est même devenu grossier. Thiers a dit que l’on était cruel avec lui. Bismarck s’est plaint qu’on lui avait envoyé un vieillard avec lequel il ne pouvait discuter. » Oui, Thiers a beaucoup parlé, je n’en doute pas ; il était difficile de l’arrêter, quand il n’avait pas lâché tout son discours ; Bismarck, malgré qu’il en eût, se sentait ému ; mais, en même temps, il était irrité ; il ne parvenait pas souvent à placer ses répliques et s’emportait, ce qui ne faisait que redoubler la verve de son interlocuteur.

On m’a affirmé qu’un jour, pendant ces discussions qui dégénéraient parfois en disputes, Thiers, épuisé, à bout d’arguments, luttant depuis plusieurs heures pour obtenir une concession qui lui était refusée, laissa tomber sa tête entre ses mains, éclata en sanglots et fut sur le point de s’évanouir. Bismarck l’enleva dans ses bras, comme l’on fait d’un enfant, le coucha sur un canapé et lui dit : « Dormez, reposez-vous ; c’est trop de fatigues, vous y succomberez. » Puis, prenant son manteau, — son manteau de guerre, — il l’en couvrit. Thiers, le remerciant d’un signe de tête, s’essuyait le visage où ruisselaient les larmes. Bismarck lui saisit la main, la lui serra avec un geste de commisération et, d’une voix qui fut presque attendrie, il lui dit : « Ah ! mon pauvre monsieur Thiers, il n’y a que vous et moi qui aimions la France. »

Était-ce une raillerie ? Je ne puis le croire ; était-ce une émotion subite qui remuait le cœur de cet homme de fer, en présence de tant de douleur ? Était-ce une allusion à la cruauté des exigences du feld-maréchal de Moltke ? Qui sait ? En tout cas, je tiens l’anecdote pour exacte, car je ne puis douter de la véracité de celui qui me l’a racontée et qui la tenait de Bismarck même.

Il semble que Thiers, au cours de ces négociations, qui lui furent si pénibles, s’attacha surtout à faire diminuer

  1. L’Allemagne actuelle, sans nom d’auteur, Paris, 1887, Plon, p. 157 et 158.