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nouveau ; c’est celui dont usa Médée, lorsqu’elle coupa son beau-père en morceaux pour le mieux rajeunir ; il est d’un emploi délicat et n’a eu de succès que dans les vers d’Ovide.

Le résultat des proclamations de Gambetta s’était fait sentir à Bordeaux, à Bordeaux seulement. Sous les yeux du dictateur et par son influence, une réunion publique, comme l’on disait, fut convoquée dans la soirée du 3 ou du 4 février, au théâtre Louis[1] ; Gambetta avait promis de venir et ne vint pas. Trois mille assistants et plus s’entassaient dans la salle de spectacle, exaltés, vociférant, applaudissant les orateurs dont j’ai oublié le nom.

L’assemblée — le peuple souverain — vota par acclamation les résolutions suivantes : « Reconnaissance de l’armée garibaldienne comme armée française ; ouverture d’un crédit de quatre-vingts millions pour l’armement et l’équipement de la susdite armée ; Garibaldi est nommé généralissime de toutes les armées françaises ; il envahira l’Allemagne sans délai ; le vote unanime du peuple rend ces résolutions immédiatement exécutoires. » Ah ! s’il ne s’agissait de notre sang et de notre cœur, quel sujet d’opérette, quels motifs à flonflons, quelle source de calembredaines pour l’auteur de L’œil crevé et du Roi d’Amatibou !

Cependant Jules Simon était arrivé à Bordeaux, accompagné de Lavertujon[2], qui, dans les dernières années de l’Empire, avait rédigé un journal important de la Gironde. Entre le délégué du Gouvernement de la Défense nationale et le dictateur, l’entente ne put s’établir. Jules Simon, très maître de lui, affectant plus de calme qu’il n’en éprouvait, rendant sa voix plus insinuante encore, cherchait à ramener son adversaire à des sentiments patriotiques, à la réalité des faits, aux nécessités qu’il fallait subir, sous peine de condamner le pays à mort ; Gambetta repoussait tout argument, écumait, accusait Simon d’être un traître et se déclarait prêt aux dernières violences, plutôt que de céder ; lui aussi, en cette première semaine du mois de février 1871, comme le peuple de Paris au mois de juillet 1870, il criait : « À Berlin ! c’est là seulement que je signerai la paix ! » Convaincre cet

  1. Le Grand-Théâtre, construit au XVIIIe siècle par l’architecte Victor Louis. (N. d. É.)
  2. Lavertujon (André), 1827-1901. Journaliste d’opposition sous l’Empire, secrétaire général du Gouvernement de la Défense nationale, diplomate sous la Troisième République, sénateur de 1887 à 1898. (N. d. É.)