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préjudice d’autres exigences. Jules Favre se retrouvait là sur un terrain qui lui était familier ; revendication des sociétés financières, interprétation des bilans etc. ; il avait plaidé cela deux cents fois devant les tribunaux.

Il fut habile, il fut éloquent, obtint le bénéfice des circonstances atténuantes et, comme il l’a dit lui-même, se tira d’affaire avec deux cents millions, ce qui constituait déjà un joli denier. On en fit des gorges chaudes dans le Conseil du gouvernement. Deux jours après, l’historiette avait cours et, avant même la conclusion de l’armistice, un journal publiait patriotiquement ceci : « Ces Allemands sont si bêtes qu’ils se sont contentés d’exiger deux cents millions pour la rançon de Paris ; or nous sommes en mesure d’affirmer que le citoyen Jules Favre avait été autorisé à concéder cinq cents millions. » Bismarck, à qui l’article du journal fut communiqué, se contenta de dire : « C’est un avertissement dont il conviendra de se souvenir, la prochaine fois que nous reviendrons ici. » Je suis partisan résolu de la liberté de la presse, quoiqu’elle ne soit pas sans amertume ; mais j’estime qu’en temps de guerre elle doit être supprimée, absolument supprimée, car le salut du pays peut en être compromis.

Le Conseil de la Défense nationale écoutait Jules Favre et ne lui donnait que des avis insignifiants, comme s’il eût voulu se décharger de toute responsabilité sur son négociateur attitré. Par habitude, plutôt que par conviction, on parlait ; Étienne Arago, Garnier-Pagès, le général Trochu ne s’en faisaient faute. On discutait sur des arguties ; on faisait des phrases et pas de raisonnements ; au milieu du fatras des logomachies, je relève cet éclair de patriotisme et de bon sens : « M. Pelletan déclare avec animation qu’il faut savoir accepter la défaite, comme on aurait accepté la victoire ; autrement la situation ne serait ni franche ni vraie, et il en résulterait un affaiblissement moral qu’il faut éviter. » Pauvre Pelletan, droit, honnête, un peu rêveur, tel que je l’ai connu, au temps de ma jeunesse ! que de déboires, que de déceptions, que d’effarement nous nous serions évité, si nous avions eu le courage de nous rallier à son opinion ! Ne vouloir consentir qu’à ses propres victoires et récuser les défaites, c’est méconnaître les lois mêmes de l’humanité et s’exposer aux mécomptes qui punissent les peuples vaniteux.

On discutait parmi les membres du Conseil pour la forme,