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naisons où se plaisent les politiciens et où se déplaît le pays. Le général Boulanger, qui avait déjà fait parler de lui, il y a deux ans, comme ministre de la Guerre, en autorisant les soldats à porter la barbe et en tricolorisant les guérites des factionnaires, s’est posé en adversaire du régime actuel et s’est présenté dans plusieurs collèges électoraux qui l’ont nommé député, ce qui lui a permis de résigner son mandat, afin de courir d’autres aventures de scrutin. Bien des gens regardent vers lui ; sa popularité se gonfle et s’accroît ; il bénéficie des rancunes et des espérances. Dans le champ de courses des ambitions, c’est lui qui tient la corde et on lui prédit qu’il arrivera bon premier. Il vise le pouvoir exécutif ; à moins d’un accident subit et possible, il l’aura. Je suis probablement destiné à mourir sous le règne — dictature, consulat, Empire, je ne sais — de Boulanger ; cela me paraît lugubre, car cela démontrerait que la France glisse, comme le Pérou, Haïti, le Mexique, vers le césarisme intermittent, fait de violence, d’idolâtrie passagère, d’intérêts personnels, où l’Empire romain a trouvé sa perte[1].

Ce Boulanger a pour lui d’être beau garçon, de s’être montré bon cavalier sur un cheval noir et d’avoir été chanté par un cabotin de café-concert nommé Paulus. Ce sont là ses états de service ; c’est un général comme il y en a tant, ni pire, ni meilleur, ni plus, ni moins intelligent ; il a de la prestance et un certain « bagout » qui peut produire quelque effet sur des badauds, mais qui est sans portée. Comment se fait-il qu’un homme qui ne se recommande par aucune action d’éclat, ni en guerre, ni en politique, qui n’est, en somme, qu’un simple farceur, remue à ce point l’opinion publique et en ait conquis la faveur ? Pour deux causes ; la première, parce qu’il promet de détruire ce qui existe, dont on est las jusqu’à la nausée ; la seconde, parce que la France veut un maître, par tradition, par dégoût de ceux qui la gouvernent, et qu’elle accepte celui qui se présente ; c’est triste et d’un avenir indécis.

Le plus étrange, c’est que les partis monarchiques, obéissant au mot d’ordre donné par leurs chefs, c’est-à-dire par le comte de Paris, par le prince Napoléon, par le prince Victor[2], font chorus avec la tourbe des imbéciles, acclament Boulanger et

  1. Ma prédiction — ma crainte — est à vau-l’eau ; Dieu soit loué. Les élections législatives (22 septembre 1889) ont mis à bas l’échafaudage du boulangisme ; je souhaite ardemment qu’on ne le reconstruise jamais.
  2. Victor-Napoléon (1862-1926), fils du prince Napoléon et petit-fils de Jérôme, roi de Westphalie. (N. d. É.)