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de se payer de mots ; jamais on ne serrera la réalité d’assez près, car le sort du pays en peut dépendre.

L’empereur Guillaume II, qui règne depuis le 15 juin, ne paraît point un homme aimable ; il eût voulu saisir la couronne du vivant de son père et il a pour sa mère des procédés difficiles à qualifier. Il parle, il remue, il voyage, il passe des revues, il commande des flottes, il saute des barrières à la tête de ses régiments de cavalerie, il chasse, il dort peu, il se fait suivre en tout lieu par l’étendard de pourpre de l’Empire, il est dur, tracassier, peu poli, il a horreur des Juifs et ne le cache pas ; il méprise le peuple et ne le dissimule guère ; il déteste la France et le dit à qui veut l’entendre.

C’est un agité ; jeunesse ou maladie ? on ne sait pas. Les opinions que l’on ose chuchoter ne concordent pas entre elles. Il a un bras atrophié, comme Gloucester ; il a un mal d’oreille d’origine scrofuleuse, disent ses partisans ; de nature cancéreuse, selon une opinion attribuée au Dr  Mackensie. Il affecte d’être infatigable et de ne se pouvoir reposer. Il se conduit en soldat, en soudard serait plus exact. « Le gros garçon gâtera tout », disait Louis XII, en parlant du duc d’Angoulême, qui fut François Ier ; le mot peut s’appliquer à Guillaume II. On est encore pour lui dans la période de l’engouement ; mais je serais bien surpris si, plus tard, l’Allemagne n’avait à en pâtir.

Tant que vivra le prince de Bismarck, qui, selon sa propre expression, tient d’une main vigoureuse le ballon captif de la paix, rien n’est à redouter. Mais voilà qu’il va avoir soixante-quatorze ans ; il est parfois trop nerveux, comme un homme qui souffre et qui, malgré sa force native, est fatigué, parce qu’il ne s’est jamais ménagé et qu’il n’a reculé devant aucun excès de travail. Lui mort, qu’adviendra-t-il de la paix européenne ? Le jeune empereur, petit-fils et fils de victorieux, se considérant, avant tout, comme chef d’armée et n’ayant jamais fait la guerre, ne voudra-t-il pas « jeter les dés sanglants du jeu des batailles » ? C’est bien tentant, et il faudrait avoir un esprit singulièrement énergique et sage pour résister à l’envie d’être, à son tour, un conquérant, comme ses ancêtres. Le jour où la mort le délivrera de la tutelle du vieux chancelier, il est possible que l’on entende le bruit des fusillades en Europe.

Pendant que les empereurs mouraient et se succédaient à Berlin, un nouveau personnage faisait, en France, son entrée sur le théâtre des comédies politiques, bouleversant les combi-