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lui qui, en compagnie d’Émile Moreau, fit massacrer les Dominicains d’Arcueil.

Le Gouvernement de la Défense nationale respira plus à l’aise ; la garde nationale avait été battue à Buzenval ; l’émeute avait été dispersée sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; c’était une double victoire sur l’opinion de « la rue » ; il allait se hâter d’en profiter pour ouvrir des négociations relatives à l’armistice ; une seule difficulté morale se présentait : le général Trochu avait dit, proclamé, placardé : « Le gouverneur de Paris ne capitulera pas » ; grave imprudence, dont l’effet s’accusait cruellement. Entre compères, on s’arrangea ; Vinoy fut nommé général en chef ; Trochu garda la présidence du Conseil et abandonna son titre de gouverneur, parce que — le mot est de lui — « une telle fonction ne correspond pas aux idées républicaines » ; il était bien temps de le faire remarquer. On paraît en veine de démission ; le général Le Flô, ministre de la Guerre, Clément Thomas, commandant supérieur de la garde nationale, tous les membres du Conseil s’en iraient volontiers ; mais le pouvoir leur appartient, puisqu’ils l’ont pris, et l’on décide que chacun restera à son poste.

Le mardi 23 janvier, Jules Favre, muni des instructions du Gouvernement de la Défense nationale, partit pour Versailles, afin de s’aboucher avec Bismarck, ne sachant même pas s’il serait reçu, ou si l’on n’allait pas le forcer à signer, sans observation, un projet de traité de paix libellé d’avance. En parcourant cette route ravagée, se souvint-il de son voyage à Ferrières, lorsque, tout gonflé de son importance et de la foi qu’il avait en lui-même, il se complaisait à répéter sa fameuse phrase : « Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses », alors qu’il croyait encore que la République est une magicienne qui d’un coup de baguette crée des armées de patriotes et disperse les armées monarchiques. Se rappela-t-il son entrevue au pont de Sèvres avec Thiers, qui, poussé par l’énergie de sa clairvoyance, lui criait : « Vous êtes des fous », et qu’il répondait : « Nous ne pouvons contraindre Paris à une paix dont il ne veut pas. » J’imagine que ses réflexions furent douloureuses et que ce n’est pas sans inquiétude qu’il se présenta chez Bismarck, qui l’accueillit sans difficulté et lui dit : « Je vous attendais, monsieur. » Parlant de l’arrivée de Jules Favre à Versailles, Bismarck a dit : « Il m’a fait peine ; il ressemblait à une grande chauve-souris effarouchée. »