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front du Hohenzollern, maison cadette et dénuée, qui doit sa fortune inouïe à la rivalité de la France et de l’Autriche. Un grand repas où l’on porta bien des toasts succéda à la cérémonie ; nulle main mystérieuse ne traça sur la muraille les mots dont Balthazar fut jadis épouvanté ; mais, au cours de ce festin triomphal, donné dans le palais où rayonna Louis XIV, plus d’un souverain allemand évoqua le souvenir de la guerre du Palatinat et de l’incendie du château de Heidelberg.

Je tiens l’anecdote que je vais rapporter du baron Stoffel[1], à qui Bismarck l’a racontée, aux eaux de Kissingen. Le lendemain même de la proclamation de l’Empire, l’empereur Guillaume dit à Bismarck : « Je viens de recevoir une lettre de M. Émile Ollivier, je ne sais que lui répondre ; veuillez lui écrire. » La lettre disait en substance : « Oui, c’est moi qui ai fait déclarer la guerre ; c’était mon devoir ; j’en prends la responsabilité devant Dieu et devant les hommes (toujours le mot de Danton) ; mais Dieu punit les coupables, et le coupable, c’est vous. Vous foulez le droit aux pieds, parce que vous êtes le plus fort ; sachez que le droit finit toujours par triompher. » Quatre pages sur ce ton et de cette logique. Bismarck répondit — je cite textuellement, mais de seconde main : « Quel que soit le nombre d’années que vous ayez à vivre encore, vous ne verserez jamais assez de larmes sur les malheurs que vous avez infligés à votre patrie. » J’ai dit un jour à Ollivier : « Est-il vrai que vous ayez été en correspondance avec l’empereur d’Allemagne pendant la guerre ? » Il m’a répondu négligemment : « Oui, je crois lui avoir écrit une fois[2]. »

Le droit, on en a beaucoup parlé à cette époque, et il a fait dire bien des sornettes ; c’était un lieu commun que l’on

  1. Stoffel (Eugène, baron) 1823-1907. Attaché militaire français à Berlin (1866). Échappé de Sedan, participa à la défense de Paris comme commandant de l’artillerie. Mis à la retraite en 1872 comme bonapartiste. (N. d. É.)
  2. La lettre d’Émile Ollivier, dont je viens de parler, ne doit pas être la seule qu’il ait écrite à l’empereur Guillaume, car on lit dans le Journal du Prince royal de Prusse, à la date du 10 octobre 1870 : « Bismarck raconte que Chambord et Ollivier ont écrit à Sa Majesté. Le premier se déclare prêt à obéir si son peuple l’appelle, mais il ne consentira jamais à une cession de territoire. Ollivier avoue qu’il a poussé à la guerre, mais il déconseille de réclamer des cessions de territoire. L’un ne peut rien, l’autre est cause de tout, et tous les deux osent donner des avis au vainqueur. »