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Non, certes, Gambetta ne fut point fâché de voir partir, pour la captivité d’Allemagne, ce maréchal qui envoyait ses généraux chez l’Impératrice et cette armée où l’on espérait

    du gouvernement provisoire, il s’en alla tout droit à l’Hôtel de Ville, coiffé du béret rouge béarnais et cerclé d’une belle ceinture de même couleur, qui lui ouvrirent toutes les portes et lui valurent même l’honneur d’être admis dans la salle des délibérations du gouvernement, comme délégué des Landes, et d’y pérorer à ce titre fort longuement. De février à juin, on rencontrait partout Régnier avec ce même accoutrement, dans les cérémonies publiques, dans les clubs, et toujours pérorant. L’insurrection de juin faillit lui être funeste. Il logeait alors près du Petit-Pont. Voyant de sa fenêtre construire une barricade, il descendit pour dissuader les insurgés de cette besogne. Mais sa présence au milieu d’eux avait été signalée par le fameux béret, et, quand la troupe reprit la barricade, elle n’eut rien de plus pressé que de chercher l’homme au béret pour le fusiller. Il put heureusement se réfugier sur le toit d’une maison et se dissimuler derrière une cheminée, après avoir eu soin toutefois de supprimer le béret et la ceinture. Huit jours après, il quittait Paris et s’en allait chez lui planter ses choux.

    Les désastres de 1870 mirent de nouveau sa cervelle en ébullition. Il se crut sérieusement appelé à être le Jean d’Arc de son temps et à sauver la France de l’anarchie facile à prévoir. Son but, qu’il a exposé lui-même dans tous ses entretiens, et dans une brochure que l’on a eu le tort de ne pas prendre assez au sérieux, et qui est même ignorée de bien des gens, était d’obtenir un armistice pendant lequel la France aurait nommé une assemblée chargée de négocier les conditions de la paix. Et ce projet en somme n’avait rien que de très louable, quelque bizarres que soient les moyens auxquels il a eu recours, et qui lui ont prêté une allure si suspecte.

    Effrayé par le rôle de mouchard qu’on lui faisait jouer dans le procès Bazaine, où tout le monde a voulu voir en lui un agent de Bismarck, ce pauvre maniaque n’a plus eu qu’une pensée : se faire oublier. Il a disparu et doit être mort à présent. Mais tout ce qui précède est parfaitement exact. Celui qui écrit ces lignes le tient de bonne source. Néanmoins, la légende est faite et désormais rien ne saurait la détruire : Régnier est un espion, Régnier est un agent prussien ! Personne n’en démordra, car les légendes sont indéracinables, surtout dans ce pays. Aussi est-ce bien par amour de la vérité simplement que je trace cette note, sans m’abuser sur l’accueil qu’on lui réserve. Rien n’est pénible à un Français comme de désapprendre ce qu’il a appris de travers.

    Erasmus.

    II. Régnier était une espèce d’illuminé, de fou même, n’ayant pas attendu les tristes événements de 1870 pour donner des preuves de la plus singulière exaltation. On a beaucoup exagéré le sérieux de son rôle dans ces événements. Il n’était point un émissaire de M. de Bismarck ; mais M. de Bismarck, prompt à s’emparer des moindres circonstances qui pouvaient le servir, s’était prêté à son entrée dans Metz, avec l’arrière-pensée qu’un pareil messager ne pourrait en rien nuire aux assiégeants et qu’il pourrait en revanche — et ce calcul était vrai — troubler et diviser les assiégés. Le seul résultat matériel de l’entrée de Régnier dans la place, ce fut la sortie du brave général Bourbaki, qui fit, quand il s’aperçut qu’on avait trompé sa bonne foi, des efforts désespérés mais inutiles