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ment, comme un joueur qui, ayant perdu la partie, sait qu’il doit payer l’enjeu. À la suite de cette conversation, il résolut de retourner à Paris, de s’assurer par lui-même de l’état de l’esprit public et d’inspirer peut-être au Gouvernement de la Défense nationale la sagesse — le courage — de traiter quand même, afin d’éloigner les tempêtes que l’on semblait s’étudier à amonceler sur la France. Bismarck ne voulut point consentir à le laisser rentrer dans cette ville prompte aux révoltes, qu’au temps de la Ligue Henri IV appelait « une spéluncque de bestes farouches ». « Vous ne sortirez pas vivant des mains de ces furieux », disait-il à Thiers. Celui-ci l’écouta et envoya à Paris Cochery[1], qui, près de lui, faisait fonction de secrétaire.

Le résultat de la mission confiée à Cochery fut que Thiers se rencontra au pont de Sèvres avec Jules Favre, accompagné du général Ducrot. Jules Favre, après une expérience de deux mois, avait perdu de sa superbe. Il était abattu et visiblement découragé ; là, au milieu de ces avant-postes bouleversés, où toute hostilité était momentanément suspendue, protégé par le drapeau blanc des parlementaires, convaincu que les circonstances exigeaient la paix et n’osant la faire, il se voyait contraint de céder à la passion de ceux qu’il s’était flatté de diriger. Thiers a donné la note juste lorsque, racontant son entrevue avec le vice-président du Gouvernement de la Défense nationale, il a dit : « M. Jules Favre me fit connaître la situation de Paris et me fit sentir l’impossibilité, en ce moment, d’amener la population à une résolution raisonnable. Il appréciait ce que je lui proposais ; il le trouvait sage, acceptable, nos malheurs étant donnés ; mais évidemment la Commune de Paris dominait déjà la situation, quoiqu’elle n’eût pas encore le gouvernement matériel de la capitale. D’ailleurs, il faut bien le dire, les honnêtes gens eux-mêmes, trompés sur nos moyens de résistance, partageaient les erreurs des anarchistes, sans partager la perversité de leurs sentiments. On était dans l’erreur, soit ; mais qui donc avait trompé les honnêtes gens sur nos moyens de résistance, si ce n’est le gouvernement de Paris et la délégation de Tours ? »

On rompit les négociations, et le sort de la France fut

  1. Cochery (Adolphe), 1820-1900. Avocat, député du centre gauche au Corps législatif (1869-1870), député (1871-1888), ministre des P. T. T. (1879-1885), sénateur (1888-1900). (N. d. É.)