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la fin de décembre, Gambetta fut mis à même de réunir une assemblée délibérante dont l’Allemagne eût reconnu la validité et accepté les décisions relatives à la continuation de la guerre ou à l’ouverture de négociations pour la paix. Aux sages propositions qui lui étaient adressées, il répondit par une mesure arbitraire. Ceci demande explication et exige la révélation d’un fait peu connu.

À Tours, Gambetta dirigeait le ministère de la Guerre en s’en rapportant à Freycinet pour la rédaction des plans de campagne ; il dirigeait le ministère de l’Intérieur, en laissant la bride sur le cou aux préfets ; le ministère des Finances, qu’il dirigeait également, lui coûtait quelque souci ; ce n’est pas que la France fût pauvre ; elle regorgeait des richesses qui étaient l’épargne de l’Empire, sous le régime duquel le pays avait joui d’une prospérité matérielle extraordinaire ; mais les impôts rentraient mal ; en présence de la révolution et de la guerre, les capitaux étaient devenus si timides qu’ils se cachaient ; les conseils généraux et les conseils d’arrondissement ne se refusaient à aucune dépense utile et pourvoyaient aux nécessités locales ; mais les caisses de l’État ne s’en vidaient pas moins avec une rapidité inquiétante, épuisées par les armements et le mouvement des armées en formation. Gambetta avait besoin d’argent, s’ingéniait à en découvrir et n’en trouvait pas.

Sa première pensée fut naturellement une idée jacobine ; il se souvint de Cambon, le César des assignats, et voulut l’imiter ; il n’y réussit pas. La Banque de France était représentée à la délégation de Tours par un de ses sous-gouverneurs, Frédéric Cuvier, neveu du grand naturaliste, homme froid, protestant, très rompu aux choses de finances et professant pour notre premier établissement de crédit le culte que j’ai constaté chez tous ceux qui y furent employés. Gambetta le fit venir et lui demanda, sans autre préambule, de faire tirer quelques centaines de millions en billets de banque. Cuvier refusa, disant que la Banque de France émettait de la monnaie fiduciaire, mais non point du papier-monnaie, et que la valeur des billets en circulation ne pouvait sous aucun prétexte n’être pas en rapport absolu avec la valeur de l’encaisse métallique. Agir autrement, ce serait faire œuvre destructive, car on ruinerait le crédit de la Banque de France, dont les billets, ne représentant plus rien de réel, deviendraient de simples chiffons de papier ;