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villiste, directeur de théâtre, directeur général des Postes, bientôt maire de Paris, puis directeur des Monnaies et aujourd’hui (1887) conservateur-adjoint du Musée du Luxembourg, un des hommes les plus emphatiques que j’aie connus ; Gambetta, très maître de lui, sachant fermer le robinet de sa fontaine à paroles, ne désapprouvant personne, caressant tout le monde, laissant venir, comme l’on dit, se réservant de choisir sa balle dès qu’il la sentirait à portée, dévoré d’ambition et n’ayant pas de lui mauvaise opinion, car il disait volontiers : « J’ai une tête à gouverner l’univers. »

Tous ces personnages, qui bientôt allaient être membres du Gouvernement de la Défense nationale et qui ne sauraient ni maintenir, ni sauver Paris, ignoraient le proverbe allemand : « Il n’est pas facile de gouverner la poudre quand on y a mis le feu. » Parmi eux, il en était un qui exerçait sur les autres une action prépondérante due à sa rare intelligence, c’était Jules François Suisse, connu sous le nom de Jules Simon[1], homme complexe, souvent insaisissable, courtois dans ses façons d’être, n’inspirant qu’une confiance restreinte à ceux qui l’avaient pratiqué, et que j’ai eu l’occasion d’étudier à l’Académie française, où j’ai eu l’honneur d’être son confrère. Il semblait s’efforcer de ne jamais mécontenter personne, ce qui lui donnait quelque apparence de banalité. Son indulgence n’était que de l’indifférence pour tout ce qui ne le concernait pas directement. Il tenait à l’étiquette des choses plus qu’aux choses elles-mêmes ; c’était un doctrinaire, un formaliste comme l’École Normale en a tant produit ; je crois qu’il se serait accommodé de tout gouvernement, pourvu qu’il le dirigeât.

Il avait été l’élève, le secrétaire de Victor Cousin, puis son suppléant et son successeur en Sorbonne ; il avait vu l’inventeur de l’éclectisme et le signataire de la traduction des œuvres de Platon devenir ministre, puis pair de France ; naturellement il se demanda pourquoi si haute fortune ne lui serait pas réservée. En pensant ainsi, il ne faisait point acte

  1. Il a changé plusieurs fois de nom ; il s’est d’abord appelé Schweizer ; il a traduit le mot en français et s’est appelé Suisse. Lorsqu’il a pris possession de la chaire de philosophie à la Sorbonne, en qualité de remplaçant, puis de successeur de Victor Cousin, il ne s’est plus appelé que Jules Simon, faisant ainsi un nom patronymique de l’un de ses prénoms. Il est né à Lannion (Côtes-du-Nord)* et d’origine, sinon de naissance, israélite.

    *. Légère inexactitude : il était né à Lorient. (N. d. É.)