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pas un gouvernement, c’était un parti au pouvoir, et un parti au pouvoir, c’est un enfant méchant dans les mains duquel on a remis la foudre. » Cependant le besoin de se raccrocher à quelque chose d’apparence régulière était si poignant qu’on ne lui marchanda pas la confiance et que l’on ne répudia aucun sacrifice. Aussi, tous les cœurs se dilatèrent et s’enivrèrent d’espérance, lorsque l’on apprit que Gambetta, ce jeune Gracque de trente-deux ans, avait quitté Paris en ballon et que, poussé par un bon vent de fortune, il avait atterri près de Montdidier, non loin de tirailleurs allemands auxquels il avait pu échapper (8 octobre). Son premier mot me déplaît et me donne douteuse opinion de lui. Il s’écrie de sa voix tonitruante : « Nous avons fait un pacte avec la victoire ou avec la mort ! » Parole emphatique qui ne lui appartient pas ; il l’emprunte à la Convention ; c’est l’apostrophe de Mercier et la riposte de Bazire. Du reste, en ce temps-là, tous les reliquats de la rhétorique jacobine passèrent dans les harangues et dans les proclamations.

À la délégation de Tours, Gambetta s’était fait la part du lion, sans se soucier de ses collègues, qu’il rejeta d’emblée en sous-ordre, ce qui était leur faire encore beaucoup d’honneur. Il réunit dans ses mains les ministères de la Guerre, de l’Intérieur et des Finances ; autant dire qu’il prit tout le pouvoir et n’en laissa grignoter que quelques miettes à ses compères. Les circonstances l’excusaient, mais on ne peut sans étonnement constater que cet accaparement était fait par l’adversaire le plus ardent que le pouvoir personnel ait jamais eu. En cela, il ressemblait à Thiers, qui combattit énergiquement le pouvoir personnel toutes les fois qu’il ne l’exerça pas lui-même. La charge était écrasante pour Gambetta et pour tout autre ; il en résulta des désordres administratifs, de la confusion militaire, le gaspillage du trésor public et de la cacophonie en toute chose. Pour faire la clarté dans le chaos où la France s’agitait, il eût fallu être à la fois Frédéric II et Bonaparte ; or, j’en demande pardon aux mânes de Léon Gambetta, il n’était ni l’un ni l’autre.

Que fut-il en somme ? je n’en sais rien, car je ne l’ai pas connu et jamais je ne l’ai approché. Je l’ai aperçu deux fois ; il m’est apparu comme un gros homme débraillé, commun, radieux de lui-même, exagérant l’expression de ses traits et l’acuité du regard de son œil unique. Il avait le type méridional très accentué, ce qui faisait dire à Louis Veuillot :