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ne fut point content de voir arriver à Tours le collègue qu’on lui imposait ; il mesura sa chute et la trouva profonde. La scène est instructive, Glais-Bizoin l’a racontée dans des termes trop sincères pour n’être pas reproduits ici.

Il quitte Paris le 17 septembre ; il est dans un convoi spécial qui prend la ligne de Rouen, car Juvisy a été occupé dès la veille par les Prussiens. Il n’était que temps de partir. Glais-Bizoin fait modestement remarquer qu’il voyage « suivi », comme un souverain, par les représentants de toutes les puissances, avec lesquels il échangea le lendemain des visites empreintes de la plus touchante cordialité. Le chemin est encore libre de ce côté ; il devait être coupé le lendemain et nul incident n’interrompit la route. « À mon arrivée à Tours, dit-il, je n’eus rien de plus pressé que d’aller voir mon vieil ami Crémieux, pour lui annoncer, comme une bonne fortune, le renfort que je lui amenais si à propos. Mais, à ma grande surprise, je le vois qui s’écrie : « C’est ma déchéance ! C’est Jules Favre qui l’a voulu ! Je le reconnais là. Eh bien ! il sera content ; prenez ma place, je vais donner ma démission et partir sur-le-champ. » Puis, ouvrant vivement la porte de la chambre de Mme Crémieux, qui communique avec la salle du conseil, il l’appelle et lui dit : « Le gouvernement de Paris vient de prononcer ma déchéance ! Partons, partons vite ! » Il me semble encore le voir faisant, à pas précipités, le tour de la table de la salle de nos délibérations, suivi de cette excellente femme qui cherchait à le calmer et n’obtenait pour toute réponse que ces mots : « Je suis déchu ! Il faut partir ! » Il n’écoutait rien. Je le quittai pour aller au maréchalat, où résidait l’amiral (Fourichon)[1] et lui raconter cette scène, qui ne le surprit pas moins que moi. Autre étonnement : Crémieux, le lendemain, vint prendre place au Conseil, sans qu’il y fût question de sa déchéance et de son départ. La nuit et les sages observations de sa femme avaient porté conseil[2]. » La déchéance de Crémieux : ô Clio, qu’en as-tu pensé ?

Je me hâte de reconnaître que Glais-Bizoin, moins sûr de lui que Crémieux, se rendant compte peut-être de son incapacité

  1. Fourichon (1809-1884). Amiral, ministre de la Marine, puis de la Guerre dans le Gouvernement de la Défense nationale, député (1871-1876), sénateur (1876), ministre de la Marine (1876-1877). (N. d. É.)
  2. Dictature des cinq mois, par Alexandre Glais-Bizoin. Paris, Dentu, 1873, 1 vol. in-12, p. 31 et 32.