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Jeanne d’Arc, Villars, Hoche, Marceau, Desaix, Davout ; il l’eût fallu vigoureux, prêt aux périls et cependant assez froid pour calculer ses actions et méditer sa conduite, habile à saisir les occasions, audacieux à en profiter. Un tel homme est rare en toute nation et en toute circonstance, je le sais ; existait-il alors ? Qui peut répondre ? En tout cas, on n’eut pas la suprême fortune de le découvrir. L’homme qui fut expédié à Tours, afin d’y gérer tous les ministères, d’y exercer tous les pouvoirs, celui, en un mot, auquel le sort de la France fut remis, était un vieil avocat juif, âgé de soixante-quatorze ans, que sa laideur avait rendu célèbre et qui s’appelait Crémieux.

Une grande facilité d’élocution qui, chez lui, remplaçait l’éloquence, l’absence de sévérité dans le choix des causes qu’il avait à plaider lui avaient valu quelque renom. Député de l’opposition sous Louis-Philippe, rattaché au parti de la réforme dont Odilon Barrot menait le branle, partisan de la régence dans la matinée du 24 février 1848, membre du Gouvernement provisoire dans l’après-midi de la même journée, il avait été garde des Sceaux pendant les premiers temps de la Seconde République et en était resté républicain. Il avait de la malice, l’habitude des dossiers et des finesses de procureur qui lui obtinrent quelques succès devant les tribunaux civils. Avant tout et par-dessus tout, il était juif et il le prouva, car l’acte le plus important de sa dictature à Tours fut l’émancipation de ses coreligionnaires d’Algérie, mesure impolitique et des plus inopportunes, en un moment pareil, car elle porta préjudice à notre domination, en exaspérant la population arabe, qui méprise la race d’Israël.

On ne tarda pas à reconnaître, au Gouvernement de la Défense nationale, que Crémieux n’avait plus l’âge des grandes entreprises et que l’on avait agi un peu légèrement en lui confiant la direction de cette haute aventure. On voulut le rajeunir et on lui dépêcha du renfort en la personne d’un septuagénaire nommé Glais-Bizoin. Celui-là n’était même pas avocat ; c’était un politicien dont le seul mérite était d’avoir trempé dans toutes les oppositions. Il parlait volontiers, excellait aux niaiseries et en débitait plus que l’on ne voulait, avec un accent nasillard que Polichinelle eût envié. Ridicule au-dedans, ridicule au-dehors, il se croyait apte à régenter le monde et n’était pas capable de comprendre un projet de loi. Crémieux dictateur, vir omnipotens,