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drissements de la vie, dans la croyance que notre pauvre pays parviendrait à conjurer le sort dont il a été accablé ; mais il serait criminel de faire honneur de ces douleurs, de ces vertus à la seule classe ouvrière, à celle qui s’appelle orgueilleusement le prolétariat, car c’est celle qui a le moins pâti. Régulièrement payé comme garde national, l’ouvrier a toujours eu le « sou de poche », qui lui manque souvent dans l’existence de l’atelier ; il recevait indemnité pour sa femme, indemnité pour ses enfants ; l’État ou les cantines municipales lui distribuaient gratuitement les vivres ; jamais il n’a bu plus de vin, jamais plus d’eau-de-vie que pendant cette époque de privation générale.

La solde était fournie par le ministère des Finances avec une ponctualité irréprochable et, en la répartissant, les percepteurs de quartier n’y regardaient pas de trop près. Il y eut plus d’un garde national qui appartenait à deux ou trois bataillons ; tous étaient mariés et il était rare qu’ils n’eussent qu’un enfant. « La solde », a dit le colonel Ossude devant la commission d’enquête sur le 18 mars, « était quelque chose de fantastique. Il y avait des capitaines qui se faisaient des rentes en touchant la solde de 1 500 hommes, quand ils en avaient à peine 800 ; quelques-uns ont dû faire fortune. » Ceci est strictement vrai et plus d’un de ces hommes a dit, en parlant de cette époque : « Ah ! c’était le bon temps ! » Veut-on savoir ce qu’a coûté la garde nationale de Paris, pendant la période d’investissement ? Afin d’être certain de ne point commettre d’erreur, j’emprunte le chiffre au rapport de la Cour des Comptes : 120 627 900 fr. 38. Pour les services qu’elle a rendus, c’est cher.

Ce qui a souffert pendant le siège, souffert le martyre sans se plaindre, c’est le petit rentier, le mince employé, c’est l’ouvrier, c’est le contremaître empêchés par une infirmité physique de faire acte de présence au poste, c’est le vieux domestique congédié, c’est l’institutrice sans salaire, la veuve et la fille pauvres ; c’est la demi-petite bourgeoisie, en un mot, qui, n’ayant que des ressources minimes et temporaires, taries par les circonstances, ne pouvant acheter ni vin, ni viande, ni bois, ni charbon, mourait de froid et d’anémie. Ceux-là, oui, ils ont été héroïques dans leur humilité, et jamais la France n’aura pour eux assez de gratitude ; car c’est dans l’espoir déçu qu’elle