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J’ai connu le colonel Chaper, qui souvent venait de Grenoble à Paris. Un soir, dans une maison tierce où j’avais dîné avec lui, avec le général de Cissey, le général Chanzy, le duc Decazes[1], au dessert on parla de l’état des défenses de Paris au moment de l’arrivée des troupes allemandes. Chaper nous raconta ses efforts et ses déceptions ; à ces souvenirs, son animation était telle qu’il saisit une carafe et la brisa en la heurtant contre la table ; il s’était blessé la main assez profondément, ne s’en apercevait pas et nous aspergeait de sang, en continuant à gesticuler avec fureur. Nous étions très émus et je n’ai jamais oublié le regard profond que Chanzy tenait attaché sur lui.

Ce fut le 18 septembre que les Bavarois, commandés par le général Hartmann, formant l’avant-garde de l’armée allemande, se montrèrent au Sud de Paris. Il en résultat une rencontre que l’on a nommée le combat de Châtillon ; ce fut une déroute. Des soldats de ligne, des zouaves improvisés s’enfuirent à toutes jambes et rentrèrent à Paris, en criant : « Trahison ! » La population fut cruelle pour eux ; on les insulta, on les maltraita, on les força à retourner leur uniforme et entre leurs épaules on attacha un écriteau : « Lâche ! » Les gardes nationaux, les femmes, les enfants les poursuivaient et les flagellaient de l’insulte que tant de fois on allait répéter : « Capitulards ! » Les pauvres hommes étaient à blâmer ; ils auraient dû mourir, et c’est tout ce qu’ils auraient pu faire, car, sans éducation préalable, avec des officiers qu’ils ne connaissaient pas, en nombre insuffisant, on les avait envoyés à l’aventure contre un ennemi victorieux, outillé de main de maître et en quantité supérieure.

C’est le début et ce sera la suite ; car, malgré des intermittences à peine sensibles, le combat de Châtillon semble avoir servi de modèle à tous ceux qui seront livrés sous Paris. Nos pauvres soldats de l’armée régulière, toujours au feu, toujours aux avant-postes, seront décimés par un ennemi dont notre faiblesse semble accroître les forces et seront vilipendés par la populace parisienne, pendant que la garde nationale se grise, se réserve et n’entend pas, comme elle le

  1. Decazes (Louis-Charles, duc), 1819-1886. Fils d’Élie Decazes, ministre de Louis XVIII. Ministre plénipotentiaire sous Louis-Philippe. Vécut dans la retraite de 1848 à 1870. Député à l’Assemblée nationale de 1871. Ministre des Affaires étrangères de 1873 à 1877. (N. d. É.)