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Notre voyage s’effectua sans incident ; nous étions dans notre wagon avec trois Valaques bruyants qui riaient, plaisantaient et dont la joie nous rendait silencieux. Piétri était triste, mais d’attitude résolue, sans récriminations contre la fortune adverse, sans reproche contre les vainqueurs. La seule parole amère qui lui échappa est celle-ci : « Je pars peut-être pour l’émigration. » Auprès de Dijon, dans une prairie en contrebas, il aperçut deux ou trois compagnies de gardes mobiles qui faisaient l’exercice ; les larmes lui vinrent aux yeux et il me dit : « La vraie force est tombée à Sedan ; elle est bloquée à Metz ; tout cela ne servira plus à rien. » À Ambérieu, pendant l’arrêt du train, un homme monta dans notre compartiment. Vêtu de noir, rasé, portant sous le bras une « serviette d’avocat », il soufflait avec force comme s’il eût été furieux. À peine assis, il tira des journaux de sa poche et se mit à les lire, haussant les épaules, donnant des signes d’impatience et parfois s’écriant : « Quelles brutes ! »

À Bellegarde, le train s’arrêta ; un commissaire de police ouvrit la portière et nous demanda nos noms ; les Valaques, Piétri et moi, nous montrâmes nos passeports, qui nous furent rendus sans observation. Le voyageur qui avait pris place parmi nous à Ambérieu dit avec violence : « Je suis M. X… ; il y a quatre jours, j’étais procureur impérial à… (j’ai oublié les noms). Arrêtez-moi, si vous voulez ! » Le commissaire de police repoussa la portière en disant : « Autres temps, autres mœurs ! » Pensée profonde, monsieur le commissaire, qu’il me semble cependant avoir déjà entendu exprimer quelquefois.

La ville de Genève était pleine ; on ne savait où loger ; les auberges regorgeaient de monde. Piétri réussit, vaille que vaille, à s’installer à l’hôtel de la Couronne. La voix de la France blessée nous poursuivait par les cris des aboyeurs de journaux. « Demandez les nouvelles de la guerre ! La défaite des Français ! La révolution à Paris ! Les actes du nouveau gouvernement ! La proclamation de la République ! » C’était à fuir. Là, chez ce peuple neutre, qui restait spectateur désintéressé de la lutte, je pus constater combien notre sort inspirait peu de sympathie. On eût dit que Genève se sentait soulagée par l’écroulement de cet empire qu’elle avait toujours redouté, surtout depuis l’annexion de la Savoie. Un homme considérable du pays, de tempérament