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l’heure désignés ; les officiers d’ordonnance y étaient déjà ; je dis à Brunet : « Est-ce que d’Hautemare chasse avec nous aujourd’hui ? » Brunet me répondit : « Non, on a remplacé le général par des amazones ; le prince est déjà en wagon avec Cora Pearl et Caroline Letessier. » Je regardai Brunet et je vis qu’il parlait sérieusement ; je dis : « Mais ce sont deux filles ! » Brunet leva les épaules, avec un geste qui signifiait : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » Immédiatement, j’allai au quai de départ et j’ouvris la portière. En m’apercevant, le prince me dit : « Ah ! bonjour, Du Camp, comment allez-vous ? » Je répondis : « Monseigneur, j’ai tenu à venir vous avertir moi-même qu’hier je me suis donné une entorse grave et qu’il m’est impossible de quitter mon lit. » Je refermai la portière et je rentrai chez moi. Il ne me convenait point de chasser en compagnie pareille et de lire dans les journaux mon nom associé à celui de ces donzelles.

Le lendemain — un vendredi — je fus très surpris de recevoir la visite d’Hortense Cornu. D’emblée, elle me dit : « Je sors de chez Napoléon ; qu’est-ce que vous lui avez donc fait ? » Je racontai mon algarade de la veille. Elle reprit : « C’est donc pour cela qu’il m’a dit : Du Camp m’a donné hier une leçon dont je profiterai ; du reste, je n’ai eu que ce que je méritais. » J’étais persuadé que mes relations avec le prince étaient rompues ; j’étais décidé à ne rien faire pour les renouer et à me contenter de m’inscrire deux ou trois fois par an au Palais-Royal ; je fus donc étonné de recevoir, le soir même, une invitation à dîner pour le lendemain ; je n’eus garde d’y manquer, et je fus reçu avec une cordialité qui ne s’est jamais démentie.

Plusieurs fois, j’ai dîné avec lui, au restaurant, en compagnie de George Sand et de Gustave Flaubert, qu’il aimait beaucoup. Là, l’intimité était sans réserve ; il n’était question que l’on ne discutât ; comme il était un classique convaincu et que Flaubert se faisait gloire d’être un romantique à outrance, on s’emportait, on ne cherchait pas ses mots dans les ripostes ; on se serait cru revenu au temps de Hernani et du Roi s’amuse. George Sand, placide comme Isis, souriait de tant de vivacité et je conviais les ergoteurs à un éclectisme qui leur permît d’admirer tout ce qui est admirable, sans distinction d’école ou de coterie. Nous avons ainsi passé plus d’une bonne soirée chez Magny ou au Café anglais ; on ne parlait guère politique ; Ingres, Delacroix, Victor