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thèque du Sénat. Il fut atteint d’un mal sans merci, qui était une carie des os du rocher. Les souffrances de ce malheureux étaient intolérables. J’ai vu le prince Napoléon passer les nuits à son chevet, lui rendre les soins pénibles qu’exigent les malades, refaire les pansements, le transporter d’un lit dans un autre et déployer pour lui les attentions délicates d’une sœur de charité. Des faits pareils ne sont pas rares dans sa vie ; il oubliait qu’il était altesse impériale et prince du sang ; l’homme seul alors subsistait en lui, et l’homme était bon.

Je l’ai beaucoup connu et beaucoup fréquenté : tout en tenant compte de la distance sociale qui nous séparait et que je n’ai jamais franchie, même dans mes instants de plus vive sincérité, je puis dire que j’ai été son ami, pendant la bonne et surtout pendant la mauvaise fortune. Le hasard de sa situation et la nature de mon caractère ont fait que jamais nous n’avons rien eu à nous demander ; il ne pouvait rien pour moi, je ne pouvais rien pour lui ; l’un et l’autre nous le savions, et si nous nous sommes rapprochés, c’est avec un désintéressement complet. Je suis à l’aise pour en parler, car dans nos causeries, qui parfois furent très intimes, jamais je ne lui ai caché mon opinion, jamais je n’ai cherché à lui dissimuler ce que je pensais de lui. Il ne l’ignorait pas, et c’est à cela peut-être que je dois l’affection et la confiance qu’il m’a témoignées. Je citerai tout de suite un fait qui expliquera mon attitude envers lui et qui a été, je crois, le point de départ de l’estime dont il m’a honoré.

Je suis grand chasseur, et le prince Napoléon aimait la chasse. Il chassait, en battue, dans la forêt de Villefermoy, bien aménagée, giboyeuse et surveillée par un inspecteur des Eaux et Forêts, nommé Delarue, qui était le plus insupportable bavard que j’aie jamais rencontré. Le prince m’invitait. On partait vers sept heures du matin par le chemin de fer de Mulhouse, on descendait à Mormant ; on se rendait en voiture aux tirés ; on déjeunait lestement et le rabat commençait. Nous étions ordinairement sept fusils : le prince, Brunet et Villot, ses officiers d’ordonnance, le comte Xavier Branecki, le baron de Plancy, le général d’Hautemare et moi. À la fin de la journée, nous avions ordinairement de trois à quatre cents pièces au tableau ; c’était suffisant, sans être excessif.

Je reçus une invitation ; j’arrivai en gare, au jour et à