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éclater, où la Porte Ottomane, la Russie, l’Angleterre et la France auraient des intérêts à défendre. L’empereur Napoléon III, résolu à s’engager à fond dans le conflit et désirant un point d’appui pour les armes françaises, regarda vers Pétersbourg, car il avait toujours secrètement penché du côté de l’alliance russe. Il voulait que l’affaire se traitât en dehors des chancelleries, dont la lenteur et l’action pondérée lui déplaisaient ; il chargea son cousin, le prince Napoléon, d’une mission secrète. Le prince partit pour Baden-Baden, où il s’arrêta, sous prétexte de réconforter sa santé, et il se mit en rapport avec le prince Gortschakoff — le futur grand chancelier — qui était alors ministre plénipotentiaire près du roi de Wurtemberg. De Stuttgart à Bade, la distance n’est pas longue : on se rencontra sous les chênes de l’allée de Lichtenthal et l’on causa.

Le prince Napoléon fut très franc dans ses déclarations : « La guerre est imminente en Orient ; la France ne s’en désintéressera pas ; l’empereur Napoléon III espère pouvoir marcher d’accord avec l’empereur Nicolas ; à quelles conditions une alliance peut-elle être nouée entre les deux souverains ? En France, nous ne demandons qu’à être l’ami très intime de la Russie ; l’alliance des deux peuples leur permettra de régler à leur profit les difficultés orientales et d’assurer leur prépotence en Europe. Le prince Gortschakoff peut mieux que personne servir d’intermédiaire dans cette négociation, puisqu’en qualité de ministre près d’une cour dont la reine est fille de l’empereur Nicolas il correspond directement avec celui-ci. » Gortschakoff s’empressa d’accepter la mission qui lui était offerte et écrivit à l’empereur de Russie.

La réponse ne vint pas vite. Le prince Napoléon se dépitait ; il disait à Gortschakoff : « Dépêchez-vous ; l’Angleterre nous presse de conclure avec elle. » Gortschakoff écrivait de nouveau et commençait à perdre confiance, car le silence n’était point de bon augure. De son côté, Napoléon III talonnait son cousin et lui prescrivait de se hâter. Enfin, au bout de cinq semaines, la réponse tant attendue arriva ; elle était concise : « Entre un Romanoff et un Bonaparte, il ne peut y avoir rien de commun. » On était loin des promesses de 1840, si jamais ces promesses ont été faites. Cette phrase fut de grave conséquence et coûta cher à Sébastopol. Trois jours après, la France et l’Angleterre s’étaient serré les mains.