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vasée, les ambitions fraudées n’oubliaient qu’une chose, bien petite en vérité, la France qui râlait ; elle fut si bien oubliée qu’elle en faillit mourir.

L’homme qui inspira tant de sentiments hostiles, que tant de vœux adverses accompagnèrent dans la bonne et dans la mauvaise fortune, était-il donc digne de ces imprécations ? Je ne le crois pas ; je ne l’ai pas aimé, je ne l’ai point servi, j’en puis parler selon ma conscience, sans avoir un effort à faire. C’était un rêveur ; George Sand a dit : un somnambule ; sous bien des rapports, le mot n’est pas excessif. Avant tout, ce fut un joueur, se rattachant ainsi aux Bonaparte, dont il portait légalement le nom, quoiqu’il ne fût point de la famille. L’axiome : Pater is est quem nuptiæ demonstrant, fit de lui un prince de la quatrième race et un héritier du sceptre impérial. En réalité, il était mâtiné de créole et de hollandais, fils de la reine Hortense et de l’amiral Verhuell. Au jour de sa naissance, le roi Louis déposa une protestation motivée entre les mains de son frère Lucien, prince de Canino ; la fille de celui-ci, Lætitia Bonaparte-Wyse, la conserva précieusement et la vendit à Napoléon III, pour la somme de cinq cent mille francs et une pension annuelle de vingt-quatre mille livres ; c’est Joseph-Marie Piétri qui servit d’intermédiaire et c’est Lætitia Wyse qui m’a raconté le fait, sans plus de mystère et comme une bonne opération, en présence de sa fille Adeline, femme du général Türr[1], dont j’étais resté l’ami, après avoir fait à ses côtés l’expédition des Deux-Siciles (1860).

De sa mère, issue de Joséphine, née à la Martinique, Napoléon III avait reçu une sorte d’indolence extérieure que souvent l’on a prise pour de l’apathie ; de son père, marin de mérite, homme de résolution lente et d’exécution énergique, il avait gardé une patience à toute épreuve et une volonté permanente vers le but visé ; si à cela on ajoute une foi aveugle, une foi religieuse dans la toute-puissance du nom qu’il portait, on aura les traits principaux de son caractère,

  1. Türr (Étienne), général et patriote hongrois, né à Baja en 1824, mort à Budapest en 1908. Combattit contre l’Autriche aux côtés des Piémontais en 1849 ; servit en Crimée (1855) dans la légion anglo-turque ; prit part à l’expédition des Deux-Siciles (1860), fut nommé général par Garibaldi et confirmé dans son grade par Victor-Emmanuel. En 1861, il fut nommé gouverneur de Naples. La même année, il épousa Adeline Bonaparte-Wyse, petite-fille de Lucien Bonaparte et cousine de Napoléon III. (N. d. É.)