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Russie, appuyée sur la Prusse, traverserait le Rhin et envahirait la France. En 1859, au début de la guerre d’Italie, Léon Laya, qui obtint quelques succès dramatiques à la Comédie-Française, me disait : « Plaise à Dieu que les Autrichiens viennent mettre le feu aux Tuileries ! » Deux ans auparavant, au mois de février 1857, j’étais en Hollande et j’allais remettre au colonel Charras, qui habitait La Haye, une lettre dont j’avais été chargé pour lui ; au cours de la visite, il me dit : « À la prochaine révolution, nous enlèverons la carcasse qui est aux Invalides et nous la jetterons à la fosse commune, pour enseigner l’égalité aux Bonaparte ; quant à Eugénie (l’Impératrice), nous la livrerons au peuple ! »

Charras était proscrit ; il avait exercé de hautes fonctions au ministère de la Guerre, pendant les pouvoirs du général Cavaignac ; le 2 décembre avait ruiné sa fortune militaire et déçu toutes ses espérances ; quelque odieux que fût son propos, on pouvait l’envelopper des circonstances atténuantes. Mais que penser des fonctionnaires, des agents mêmes du gouvernement, liés par leur serment, qui faisaient de l’opposition à l’Empire et lui cherchaient des adversaires ? Lors des élections législatives de 1869, comme j’exprimais l’embarras que j’éprouvais à émettre un vote conforme à ma conscience, Baube, chef de la seconde division à la préfecture de Police (approvisionnements, navigation), me dit : « Votez donc pour Thiers ; c’est celui qui les embête le plus. »

En 1870, lorsque la guerre éclata et que la France se trouva en face de l’Allemagne, on put croire que le patriotisme ferait taire les ressentiments et que tous les cœurs battraient à l’unisson pour le salut du pays. À ce moment, du reste, on peut dire que la liberté était complète, bien plus étendue que sous le règne de Louis-Philippe, bien plus respectée que sous la Seconde République ; la liberté de la presse était sans restriction, le droit de réunion s’exerçait sans mesure ; publiquement, on prêchait l’insurrection et l’assassinat de l’Empereur. Rien n’avait désarmé la haine, et, comme elle n’avait rien à craindre, elle ne se modérait pas. Entre la parade de Sarrebruck et la défaite de Wœrth, je rencontrai Jules Simon et Eugène Pelletan, sur la place de la Concorde ; ils étaient anxieux ; croyaient-ils donc à l’infériorité française, et redoutaient-ils les armées de la Prusse ? Non pas : ils étaient persuadés que nous marcherions triomphalement jusqu’à Berlin. De sa voix douce et avec son